De retour au Théâtre de l’Odéon, le directeur-fondateur de Complicité s’attaque au roman de la prix Nobel de littérature Olga Tokarczuk et en livre une version formellement et politiquement convenue.
À la manière d’une stand-uppeuse furieuse, Janina empoigne le micro à pied installé sur le devant de la scène du Théâtre de l’Odéon. À 65 ans passés, cette femme tient à livrer son récit de vie au plus grand nombre, à confier sa vision des événements qui ont récemment secoué le petit village du sud de la Pologne où elle habite. Malgré la maladie qui la frappe, elle passait jusqu’ici le plus clair de son temps au contact tranquille de la nature qui, dans cet endroit perdu au coeur de la montagne, est logiquement luxuriante. Ingénieure à la retraite, admirative du poète William Blake, qu’elle s’échine à traduire et cite à intervalles réguliers, elle cultive également un goût prononcé pour l’astrologie et, plus globalement, pour tout ce qui a trait au cosmos, et aux étoiles qu’elle perçoit comme des phares dotés d’une influence sur les existences. Déjà attristée par la mystérieuse disparition de ses deux chiennes qui lui tenaient compagnie, ses « Petites Filles », elle voit la paisibilité de son quotidien définitivement s’interrompre le jour où elle découvre le corps de l’un de ses voisins, Bigfoot, étendu sur le sol, sans vie, un petit os de biche planté en travers de la gorge. Pour cet homme qui maltraitait son propre chien, Janina n’a aucune pitié, comme à l’égard de l’ensemble de ces chasseurs sanguinaires et violents, Le Commandant, Boyaux, Le Président, qui, les uns après les autres, ne tardent pas à tomber comme des mouches, et à rejoindre Bigfoot dans sa tombe. Précipitée au coeur de l’enquête par une horde de policiers bientôt sur les dents, la femme a une solution toute trouvée pour expliquer ces meurtres en série : une vengeance en règle des animaux de la forêt contre ceux qui prennent un malin plaisir à les abattre.
Paru en 2009, le roman de la prix Nobel de littérature Olga Tokarczuk offre une immersion en terrain hostile, au centre d’une zone de conflit entre la Nature et les Hommes qui intellectuellement, spirituellement et matériellement la méprisent et la malmènent. Ce qui aurait pu se transformer en fable écologique à teneur fantastique, imaginée à une période où la prise de conscience des dérèglements environnementaux n’était sans doute pas aussi aiguë et répandue qu’aujourd’hui, ressemble surtout à un polar policier, façon Les Experts. Vue à travers le prisme exclusif de Janina, qu’on devine très engagée, mais aussi à mi-chemin entre l’extra-lucidité et la folie qui sont parfois difficiles à distinguer l’une de l’autre, cette enquête, qui joue régulièrement avec les codes de l’horreur et se révèle trop manichéenne dans sa façon d’orchestrer une lutte entre les gentils et les méchants, peine alors à atteindre ses objectifs politiques sous-jacents, battus en brèche par un épilogue – dont, évidemment, nous ne dévoilerons rien ici – qui jette un voile sur une partie de la dimension écologiste du propos, plutôt dopé à l’ésotérisme et à la vulgaire, et attendue, soif de vengeance.
Ces écueils textuels, Simon McBurney ne parvient, malheureusement, ni à les dépasser, ni à les transcender. Peut-être trop respectueux de l’oeuvre d’Olga Tokarczuk, le metteur en scène en livre une adaptation beaucoup trop littérale et frontale. Au choix de l’incarnation, le directeur-fondateur de Complicité préfère celui de l’illustration, et fait de la narratrice la pierre angulaire du plateau, autour de laquelle gravitent les autres membres de la troupe qui, des chasseurs aux animaux, des amis de Janina au pasteur Froufou, enchaînent les rôles pour créer des tableaux vivants, le plus souvent en arrière-plan, qui se bornent à suivre le déroulé de l’histoire énoncée au micro. Dramaturgiquement décevante et scéniquement lassante, cette intermédiation crée une distance avec le récit policier et empêche d’y pénétrer pleinement. Surtout, elle ne ménage, en dépit de l’explosion du quatrième mur, aucune place au spectateur, soumis à une logique purement verticale et descendante qui le cantonne dans une position de grande passivité, loin de la réflexivité espérée.
Contrairement à celles de ses précédents spectacles venus jusqu’à nous (The Master and Margarita, La Pitié dangereuse, The Encounter ou encore Michael Kohlhass), la proposition esthétique de Simon McBurney ne fait, à l’avenant, bouger aucune ligne théâtrale. Sous-tendue, il est vrai, par une maîtrise irréprochable, une vraie fluidité et une réelle organicité qui mêle avec allégresse, et sans accroc, l’utilisation de la vidéo, du son et de la lumière, elle a, malgré tout, comme un air de déjà-vu et échoue à renouer avec l’audace à laquelle le metteur en scène britannique nous avait habitués par le passé. Un brin trop sage pour permettre à la pièce de gagner en intensité, elle se complaît dans une beauté froide, à force d’être léchée, qui peine à toucher, et à impressionner au-delà de la prouesse technique, malgré le talent de l’ensemble des comédiens. À commencer par l’impeccable narratrice Amanda Hadingue, qui manie avec doigté l’humour présent dans le roman d’Olga Tokarczuk, et réussit parfois à donner un soupçon d’âme et de chair à un spectacle qui en manque cruellement.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Sur les ossements des morts
[Drive Your Plow Over the Bones of the Dead]
d’après le roman d’Olga Tokarczuk
Un spectacle de Complicité
Mise en scène Simon McBurney
Avec Thomas Arnold, Johannes Flaschberger, Tamzin Griffin, Amanda Hadingue, Kiren Kebaili-Dwyer, Weronika Maria, Tim McMullan, César Sarachu, Sophie Steer, Alexander Uzoka
Scénographie et costumes Rae Smith
Lumière Paule Constable
Son Christopher Shutt
Vidéo Dick Straker
Direction complémentaire Kirsty Housley
Dramaturgie Laurence Cook, Sian Ejiwunmi-Le Berre
Direction du mouvement Toby Sedgwick
Compositions originales Richard Skelton
Assistante à la mise en scène Gemma Brockis
Collaboration aux costumes Johanna Coe
Perruques Susanna PeretzProduction Complicité
Coproduction Barbican – Londres, Belgrade Theatre Coventry, Bristol Old Vic, Comédie de Genève, Holland Festival, Les Théâtres de la ville de Luxembourg, Odéon-Théâtre de l’Europe, The Lowry – Manchester, The National Theatre – Islande, Oxford Playhouse, Ruhrfestspiele Recklinghausen, Theatre Royal PlymouthDurée : 2h50 (1h25 / entracte / 1h05)
Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris
du 7 au 18 juin 2023
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !