Dans la foulée de La Mouette, le metteur en scène s’attaque à la pièce de jeunesse de Tchekhov dont, entre théâtre festif et cinéma au premier plan, il parvient à révéler les enjeux troublants d’actualité.
Dans l’expérience d’un spectateur, il est toujours curieux, pour ne pas dire intriguant, d’observer des concordances formelles entre deux spectacles. Surtout lorsque les artistes respectivement à la barre de l’un et de l’autre usent depuis plusieurs années d’un langage scénique similaire. Il y a quelques mois, Julien Gosselin ouvrait son Extinction, présenté au Printemps des Comédiens, puis au Festival d’Avignon, par un set électro de plusieurs dizaines de minutes où, dans une ambiance tumultueuse qui, à elle seule, et grâce au renfort des spectateurs spontanément présents sur scène, repoussait les limites du théâtre, une caméra omnisciente permettait, de proche en proche, de détacher les individualités de la masse humaine. Dans Sur l’autre rive, qui, après sa création à Bonlieu, filera au Printemps des Comédiens, puis en tournée, Cyril Teste inaugure lui aussi sa « variation théâtrale » librement inspirée du Platonov de Tchekhov par une fête. Grâce à la présence de plusieurs dizaines d’amateurs enrôlés au préalable, elle prend rapidement la forme d’une garden party, où une caméra, purement subjective, cette fois, puisqu’elle se trouve en train les mains d’un seul personnage, scrute et épie les invités en pleines mondanités. À partir d’un vecteur quasiment identique, où s’impose également une mini-scène mobile qui accueille un musicien-chanteur live devant des néons horizontaux, les deux metteurs en scène vont pourtant emprunter des directions différentes : là où Julien Gosselin se servait de la fête comme d’une simple rampe de lancement pour plonger dans les oeuvres combinées de Bernhard, Schnitzler et von Hofmannsthal, Cyril Teste l’utilise comme un bain, une colonne vertébrale, qui héberge et tente de structurer la tragédie tchekhovienne.
Cette fête en grande pompe, c’est évidemment celle que donne Anna, la maîtresse des lieux sur la sellette. Menant grand train, alors qu’elle est, comme souvent chez Tchekhov, criblée de dettes, la jeune veuve reçoit une constellation d’amis, aristocrate déchu ou riche propriétaire foncier, marchand ou voleur, médecin ou banquier. Parmi eux, l’un attire davantage les regards, et la lumière, que les autres : Platonov – que Cyril Teste surnomme Micha –, un instituteur rural qui, malgré la présence de sa femme, Sacha, se montre volontiers aussi cynique que séducteur. Au long des agapes, se révèlent, de discussion en discussion, d’entrevue en face-à-face, les relations complexes qui sous-tendent cette micro-société où, à l’échelle d’un groupe, sont reproduites nombre de lignes de force beaucoup plus globales. Avec l’argent comme nerf de la fête, à ce point omniprésent dans les bouches et entre les mains qu’il en devient écoeurant, les individus semblent pris dans des liens où l’attraction le disputerait à la répulsion, où le passé qui, comme toujours chez Tchekhov, ne passe pas viendrait tourmenter un présent sans avenir, où les sentiments anciens viennent nourrir les rancoeurs actuelles, où les classes s’affrontent autant que les générations, où la volonté de vengeance sociale des uns n’a d’égal que le ressentiment amoureux des autres.
Malgré une adaptation qui resserre drastiquement l’oeuvre d’origine, Cyril Teste réussit parfaitement à faire émerger ces multiples enjeux au milieu de cette soirée où, l’alcool aidant, le précipice de la décadence n’est jamais loin. Même si la profondeur des personnages tchekhoviens s’en trouve rabotée, si leur épaisseur n’est pas celle, splendide, de Platonov, le metteur en scène semble mû par un principe d’efficacité qui, une fois la confusion des débuts dissipée, tend vers une limpidité à la fois dramaturgique et scénique. Sa maîtrise technique, qui, comme toujours chez lui, permet une irruption sans aucun accroc de la vidéo, génère également une remarquable fluidité au plateau et parvient à finement refléter l’ambiance de ces fêtes où, minute après minute, interlocuteur après interlocuteur, l’on picore des bribes d’informations jusqu’à reconstituer l’ensemble du puzzle. Encore en phase, logique, de montée en puissance au soir de la première, cette atmosphère festive, où les amateurs annéciens se fondaient avec une étonnante aisance, est aussi dopée par le jeu engagé des comédiennes et des comédiens qui, d’Émilie Incerti Formentini, en jeune Nikolaï féminisée et écorchée, à Olivia Corsini, en Anna tourmentée, de Vincent Berger, en Platonov versatile, à Mathias Labelle, en Sergueï délaissé, donnent une couleur particulière à chacun des personnages, sous l’oeil sans concession de la caméra.
Car, avant d’être un objet théâtral, Sur l’autre rive est un objet cinématographique, diffusé sur Arte et arte.tv au cours de l’automne prochain, et en parallèle de certaines représentations de la tournée qui s’annonce. Présentées comme un « diptyque », les deux oeuvres ont plutôt l’allure de faux jumeaux, de calques imparfaits l’un de l’autre où, exception faite de la toute fin, les ressemblances sont bien plus criantes que les différences, y compris dans les dialogues, parfois boiteux dans leur manière de multiplier les sauts de registres de langue qui, en alternant fulgurances tchekhoviennes et écriture contemporaine, forment des coutures bien visibles. De ce processus de création, le spectacle conserve des stigmates, tant il paraît avoir été construit à partir et autour du substrat filmique. Dès lors, le théâtre semble servir de cadre, plutôt que de levier, à Cyril Teste, et le déroulé de sa pièce obéir à une logique un peu trop contrôlée, répétitive et systématique dans sa façon d’entrecouper les duos-duels, hérités du film, avec des scènes purement théâtrales – quelques chansons dansantes entonnées au micro, le sirtaki, la « platonovna »… – qui font plus ou moins mouche. Dans ce contexte, l’art dramatique ne retrouve sa pleine force de frappe que lorsqu’il se débarrasse totalement du cinéma, lorsque dans les vingt dernières minutes, dans un effet de miroir inversé avec La Mouette, où il avait, à la toute fin, intégralement disparu, il reprend entièrement ses droits, et offre une scène où les êtres ivres de leur désespoir sont comme « foudroyés ». C’est alors, que, après l’avoir largement reléguée au second plan, Cyril Teste renoue réellement, et de justesse, avec l’âme tchekhovienne, celle, bouleversante, qui ramène les Hommes à la fragilité de leur triste condition.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Sur l’autre rive (variation théâtrale)
librement inspiré de Platonov d’Anton Tchekhov
Mise en scène Cyril Teste
Traduction Olivier Cadiot
Adaptation Joanne Delachair, Cyril Teste
Avec Vincent Berger, Olivia Corsini, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Adrien Guiraud, Emilie Incerti Formentini, Mathias Labelle, Robin Lhuillier, Loui Martin-Ferret, Charles Morillon, Marc Prin, Pierre Timaitre, Haini Wang
Collaboration artistique Marion Pellissier
Dramaturgie Leila Adham
Assistanat à la mise en scène Sylvère Santin
Scénographie Valérie Grall
Costumes Isabelle Deffin, assistée de Noé Quilichini
Création lumière Julien Boizard
Création vidéo Mehdi Toutain-Lopez
Images originales Nicolas Doremus, Christophe Gaultier
Musique originale Nihil Bordures, Florent Dupuis
Son Thibault Lamy
Direction technique Julien Boizard
Régie générale Simon André
Construction du décor Artom AtelierProduction Collectif MxM
Coproduction Bonlieu Scène nationale Annecy ; Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national ; Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saone ; La rose des vents, Scène nationale de Lille Métropole Villeneuve d’Ascq ; Théâtre Sénart, Scène nationale ; Printemps des Comédiens, Montpellier ; Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; Les Célestins, Théâtre de Lyon ; Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production ; Théâtre du Rond-Point ; Points Communs, Scène nationale de Cergy-Pontoise/Val d’Oise ; Maison Jacques Copeau
Avec le soutien du Fonds de dotation Francis Kurkdjian et de Smode TechSur l’autre rive est également un film réalisé par Cyril Teste et produit par Les Films du Poisson qui sera diffusé sur Arte et arte.tv à l’automne 2024.
Durée : 2h
Bonlieu, Scène nationale Annecy
du 2 au 4 mai 2024Printemps des Comédiens, Montpellier
les 30 mai et 1er juinThéâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national
du 27 septembre au 13 octobreEspace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône
les 17 et 18 octobreThéâtre du Rond-Point, Paris
du 8 au 16 novembreEquinoxe, Scène nationale de Châteauroux
le 26 novembreMaison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production
les 5 et 6 décembreLes Quinconces, Scène nationale du Mans
du 11 au 23 décembreLa Condition Publique, Roubaix, dans le cadre de la saison nomade de La rose des vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
les 18 et 19 décembreThéâtre des Louvrais, Points Communs, Scène nationale de Cergy-Pontoise/Val d’Oise
du 15 au 17 janvier 2025Comédie de Valence, centre dramatique national Drôme-Ardèche
les 22 et 23 janvierLes Célestins, Théâtre de Lyon
du 30 janvier au 8 févrierLe Tandem, Scène nationale, Douai
les 18 et 19 marsThéâtre Sénart, Scène nationale, Lieusaint
du 26 au 28 mars
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