Avec Dear Jason, Dear Andrew, Sébastien Barrier affirme son côté punk. Hommage au duo anglais atypique et enragé Sleaford Mods, cette « cérémonie » autofictive et très peuplée, portée par un verbe épique, dit la puissance de la rencontre, sa capacité de transformation de l’être et du monde.
Du tambour avec lequel il entre en scène, Sébastien Barrier ne jouera presque pas. À peine durant tout Dear Jason, Dear Andrew lui fera-t-il faire quelques « boum boum boum » qu’il synchronisera avec des sons électroniques lancés sur son ordinateur. L’instrument a toutefois pour lui bien plus qu’une valeur ornementale ou symbolique. Pour cet artiste issu des arts de la rue, où il a longtemps promené son clown Tablantec, un « marin prêcheur » de Douarnenez dont la logorrhée était à la mesure de la grande gueule, le port de la grosse caisse est une manière de revendiquer une filiation avec un type d’artiste dont le théâtre dans sa grande majorité s’est définitivement éloigné : le troubadour. Le tambour a aussi un autre rôle, et pas des moindres, car il s’agit du cœur du spectacle ou plutôt de la « cérémonie » – en bon barde contemporain, Sébastien Barrier a du mal avec le vocabulaire du milieu théâtral – : il lui permet de faire un premier pas vers Sleaford Mods, duo de post-punk-électro de Nottingham composé du chanteur Jason Williamson et du compositeur et musicien Andrew Fearn. Cette tentative inaugurale d’« aller vers » le groupe anglais n’est que la première de toute une série d’essais de rapprochement dont la maladresse confine au génie dans Dear Jason, Dear Andrew.
Sous-titrée Les oscillations d’un fan bipolaire, la pièce-cérémonie de Sébastien Barrier défend un art comme lieu de l’anormalité, de l’excès. Excès de la parole d’abord, comme toujours chez l’artiste dont la première création personnelle en salle, Savoir enfin qui nous buvons (2014), est un éloge du vin nature et surtout de celles et ceux qui le font d’une durée de sept ou huit heures, selon la forme et l’inspiration. Une fois abandonné son tambour, c’est en effet en priorité vers son verbe-fleuve, vers son art de la parole très largement improvisée que se tourne Barrier. Comme à son habitude, il s’empare des mots dans Dear Jason, Dear Andrew à la manière d’un coureur incapable de se décider entre le sprint et le marathon, inapte aussi à s’astreindre à la ligne droite. L’autobiographique et le récit à la troisième personne se croisent, et même s’entremêlent avec autant de joie que de brutalité – car si sa parole rassemble, c’est en se distinguant sans concessions de toute forme d’expression banale ou consensuelle. Ce qui concerne les Sleaford Mods se confond ainsi avec ce qui le concerne lui, l’artiste que l’on voit au programme de festivals et de grandes scènes, mais qui aime à se présenter dans ses spectacles comme animateur de « fêtes populaires » bretonnes – terme qu’il répète avec un certain acharnement aux intentions nettement critiques.
D’où vient la fascination du doux Breton pour les Anglais énervés ? Certainement en partie du fait que cette opposition n’est pas juste, qu’elle est trop caricaturale pour un Sébastien Barrier qui a toujours à cœur d’effacer toute frontière entre le beau et le merdique, entre l’exceptionnel et le familier. Probablement aussi parce que dans la révolte musicale de Jason et Andrew et dans la logorrhée poétique de Sébastien, il y a une base commune, un même refus, une même fureur face aux mécanismes d’exclusion de nos sociétés européennes, face à l’inacceptation de plus en plus farouche de la différence sur laquelle elles sont fondées. Mais cela, Sébastien Barrier ne le dira jamais explicitement dans Dear Jason, Dear Andrew. Entre lui et ses deux idoles, qui chantent fort les injustices de la société britannique, il y a sur scène une distance qu’il ne cesse de dire vouloir combler, mais qu’il préserve finalement très bien à force de rater ses approches, ou de prétendre les rater. Tout comme il laissait au spectateur le soin de se faire un chemin entre lui et ses viticulteurs dans Savoir enfin qui nous buvons, entre lui et le chat moche et rejeté de tous de son spectacle jeune public Gus, Sébastien Barrier préserve dans le récit de la relation pour le moins asymétrique qu’il entretient avec les musiciens une part de mystère, qui est une invite pour celles et ceux qui assistent à la « cérémonie » comme pour les autres qui ont participé plus ou moins consciemment à sa construction. Cette hospitalité très particulière, qui s’adresse en priorité au fragile et au décalé, est l’un des grands charmes de l’univers de Sébastien Barrier.
Dans son avancée lente et sans cesse perturbée vers l’interprétation des chansons de Sleaford Mods, Sébastien Barrier déploie un territoire intime enrichissant, celui qu’il a développé dans toutes les propositions citées plus tôt, ainsi que dans Ceux qui vont mieux qui, dans la chronologie des créations de l’artiste, vient tout juste avant Dear Jason, Dear Andrew. Cette dernière est d’ailleurs très clairement un prolongement de la précédente, où l’artiste faisait le portrait de plusieurs de ses héros, parmi lesquels Jason Williamson et Andrew Fearn. Son père, le curé de Morlaix et le poète Georges Perros, qui cohabitaient – assez difficilement, comme Sébastien Barrier en convient lui-même dans sa nouvelle « cérémonie » – dans Ceux qui vont mieux font partie des invités de Dear Jason, Dear Andrew. Ils y sont mêlés à de nombreux autres que l’on a pu croiser dans les récits et/ou images de créations précédentes, tels qu’Élisa, Abel et Wee-Wee – la compagne de Sébastien, son fils et son chat, pour les non-initiés –, et des protagonistes plus éphémères, rencontrés grâce à l’obsession largement auto-documentée de Sébastien Barrier pour les deux punks anglais.
Avec sa façon très personnelle de mêler la vie à l’art, drôle ou mélancolique selon les courbes d’une bipolarité qui fait elle aussi partie intégrante de la performance, Sébastien Barrier témoigne de la force de transformation de l’être et du monde que peut, que doit selon lui, avoir le théâtre aussi bien que la musique. Mais qu’il déplore, avec raison, observer si peu à l’heure de l’uniformité d’à peu près tout, arts vivants compris. La correspondance par Messenger à sens presque unique qu’il entretient avec Sleaford Mods, le récit et les vidéos des réactions bretonnes au groupe anglais qu’il diffuse dans les plus improbables contextes ou encore ses propres chansons qu’il compose modestement « à la manière » de son groupe favori, tout cela et d’autres choses encore forment un tout dont l’hétérogénéité est l’une des plus belles qualités. Parce que, comme les Sleaford Mods, elle dit un grand « non » aux pensées et aux formes tièdes, à celles qui ne prennent pas le risque de la bifurcation parce qu’elles n’osent pas vraiment la rencontre.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Dear Jason, Dear Andrew
de et avec Sébastien Barrier
Création lumière Alizée Bordeau
Création son Félix MirabelProduction et diffusion déléguée Le Bureau des Paroles – Rennes
Coproduction Les Quinconces et L’Espal – Scène nationale du Mans, Mixt – Nantes
Soutien Festival Mythos – RennesDurée : 1h15
Vu en avril 2024 dans le cadre du Festival Mythos, Rennes
Théâtre du Rond-Point, Paris
du 3 au 13 décembre 2025Trio…S, Inzinzac-Lochrist
le 13 février 2026CENTQUATRE-PARIS
du 19 au 21 févrierThéâtre Sorano, Toulouse
du 11 au 14 marsThéâtre des Bains Douches, Le Havre
le 27 mars

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