En décembre 2018, à 94 ans, Claude Régy présentait au Festival d’Automne, à Nanterre-Amandiers, Rêve et Folie de l’auteur autrichien méconnu Georg Trakl. Le metteur en scène est décédé cette semaine. Avec Rêve et folie, il a signé son ultime œuvre, empreinte d’une tenace noirceur ténébreuse.
Au cours d’une nuit sans étoiles et sans sommeil qu’on dirait éternelle et intérieure, un homme erre immobile dans un espace inhospitalier qui équivaut à un passage souterrain. Il apparaît, presqu’imperceptible, s’extirpant de l’outrenoir pour rejoindre un autre précipice : le bord du plateau recouvert d’une voûte sombre. Il s’accroupit, tend un bras puis l’autre, comme un appel lancé. Il demeure seul dans l’obscurité charbonneuse qui magnétise en virant faiblement au rouge ou au blanc. Physique contraint, corps flottant, il s’apparente à une figure étrangement floue et insaisissable.
Tout autour de lui est démolition, désolation, putréfaction. De cet état de mort et de dégénérescence, Régy ne montre rien avec réalisme ou sensationnalisme. Son théâtre s’est toujours catégoriquement refusé d’être indicatif. Il donne à voir, non par les images, mais par la force éloquente des mots et des climats. Le texte logorrhéique est restitué comme un chant doux et comateux, presque voluptueux, effroyablement extatique, tant l’acteur arbore des yeux ronds hallucinés et un large sourire. Sa voix fêlée et ses intonations tiennent autant du rire, du cri que du sanglot. Des vrombissements sonores mêlés à des stridences métalliques l’accompagnent. Habité, l’acteur Yann Boudaud, avec qui Régy a poursuivi un long compagnonnage artistique, fait la rude expérience de la finitude en s’abandonnant à un intense voyage intérieur.
Grand amateur des écritures contemporaines comme celles de Lygre, Fosse, Versaas ou bien de Kane qui comme Trakl a vécu une existence brève, pleine d’excès et de scandales (le poète autrichien est mort à 27 ans d’une overdose de cocaïne), Claude Régy a trouvé en chacune d’elles les moyens de repousser les limites du théâtre devenu, sous son génie, une inversion radicale et totale des normes de la vie sociale telle qu’elle est organisée : là où l’homme plie quotidiennement sous l’extrêmement rapide et le lisible forcené ; lui, impose la lenteur, le silence, l’obscur qui brouillent la perception. Ainsi, il propose d’appréhender l’inconnaissable.
Christophe Candoni – sceneweb.fr
Rêve et Folie
de Georg Trakl
Mise en scène, Claude Régy
Texte, Georg Trakl – traduit de l’allemand par Jean-Marc Petit et Jean-Claude Schneider, publié dans le recueil Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve (nrf poésie Gallimard 1990)
Avec Yann Boudaud
Assistant, Alexandre Barry
Scénographie, Sallahdyn Khatir
Lumière, Pierre Gaillardot
Son, Philippe Cachia
Création Les Ateliers Contemporains // Coproduction Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées et Théâtre Garonne-Scène européenne (Toulouse) ; Comédie de Caen ; Comédie de Reims ; Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) ; Nanterre-Amandiers, centre dramatique national ; Festival d’Automne à Paris // Coréalisation Nanterre-Amandiers, centre dramatique national ; Festival d’Automne à Paris27
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