Carnets de création (24/28). Associé avec sa compagnie au Théâtre Dunois à Paris en 2021, le metteur en scène Julien Fišera crée des œuvres à l’écoute des mondes qu’elles explorent.
Il aurait du en ce mois de février travailler au Théâtre du Capitole à Toulouse, à la reprise de Pelléas et Mélisande. Cet opéra de Claude Debussy monté par Eric Ruf en 2017, Julien Fišera l’accompagne en assurant les reprises au fil des tournées. Las, il faudra attendre le printemps 2024 pour que la ville rose accueille l’œuvre. Soulignant le drame que constitue un tel report pour toute l’équipe, Julien Fišera confie avoir rapidement enchaîné sur d’autre projets.
Outre la préparation d’Avignon, où il présentera au théâtre du Train bleu Un dieu un animal – spectacle basé sur un récit de Jérôme Ferrari et qui aurait déjà du jouer au festival 2020 –, le metteur en scène planche actuellement sur deux créations. L’une, Dans le cerveau de Maurice Ravel, sera créée en mai prochain à la POP. L’autre, L’Enfant que j’ai connu, et qui résulte d’une commande de texte à la dramaturge et romancière Alice Zeniter, sera créé aussi cet été et repris au Dunois à l’automne. Correspondant à la manière de travailler du metteur en scène – « J’ai toujours eu par principe d’avancer avec au moins deux projets différents simultanés » – cette activité renvoie, au passage, aux différents axes développés au sein de sa compagnie
Fondée en 2004, la compagnie Espace commun est autant un lieu de découvertes d’écritures contemporaines que d’explorations scéniques, de liens féconds avec des auteurs vivants que de mise en jeu des possibles de la musique. Le tropisme littéraire, Julien Fišera l’a très tôt développé, débutant en tant que conseiller littéraire au Théâtre national de la Colline sous la direction d’Alain Françon. Devenant ensuite dramaturge pour divers metteurs en scène, le jeune homme commence parallèlement à monter ses spectacles, qu’il s’agisse de textes publiés ou de commandes.
De Philippe Minyana à Martin Crimp, de Jean Genet à Angélica Liddell, de Valérie Mréjen à Alice Zeniter, le metteur en scène affirme un goût pour « un théâtre qui doit parler d’aujourd’hui. Cela passe par le fait de m’appuyer sur des textes écrits par des auteurs partageant le même monde que moi. » Ce qui ne signifie pas partager les mêmes expériences, Julien Fišera se disant convaincu « qu’il faut que le théâtre nous déplace. J’ai longtemps été habité par une phrase d’Edward Bond affichée dans le bureau d’Alain Françon : « Quitter le théâtre affamé de changement. » À l’époque, je pensais que le théâtre devait démontrer que des choses n’allaient pas, donner des directions à suivre. J’en suis un peu revenu… Le théâtre que j’essaie de faire aujourd’hui doit, avec toute sa délicatesse, interroger notre propre chemin personnel à travers d’autres récits. Mes spectacles offrent souvent des parcours d’émancipation et si je n’ai pas vécu les expériences mises en scène, je peux m’y retrouver – par exemple, le chemin d’une mère dont le fils a été tué par les forces de l’ordre, qui est le parcours du personnage de L’Enfant que j’ai connu. Chacun peut se nourrir des expériences différentes auxquelles il accède par la force des interprètes. »
Son théâtre entendu comme le lieu de l’altérité et du déplacement, Julien Fišera le déploie « en tentant de trouver la forme scénique la plus juste pour des textes qui questionnent les formes traditionnelles du théâtre, qui essaient de renouveler le plateau. » C’est bien cela qui rend son travail passionnant, la certitude de ne jamais savoir quelle forme ni quels artifices seront convoqués. Loin de tout maniérisme, le metteur en scène crée avec subtilité des œuvres à l’écoute des mondes qu’elles explorent.
D’ailleurs, peut-être est-ce un désir de traverser, là encore, différemment le rapport à la mise en scène, qui l’amène à cheminer vers la musique… Car depuis une poignée d’années, cet art est de plus en plus présent dans ses projets : projets opératiques, spectacle avec le groupe de rock Cheveu, ou, encore, créations puisant dans des univers musicaux. Pour Dans le cerveau de Maurice Ravel, et dans la lignée d’Opération Blackbird créé à la comédie de Béthune où il a été associé quatre ans, Fišera désire « écrire au plateau. Ce spectacle s’invente pour ses deux interprètes Vladislav Galard et Thomas Gonzalez et pour le batteur Anthony Laguerre. » Lorsqu’on l’interroge sur le lien entre l’écriture de plateau (récente dans son parcours) et la présence d’un univers musical, l’artiste prend le temps de la réflexion. « La musique porte en soi un haut degré d’abstraction. Peut-être que j’ai espoir que la musique au plateau fasse de la scène le lieu d’une somme, celle d’un certain nombre de points de vue subjectifs. »
Autant de projets et de désirs qui, en se déroulant dans ce contexte particulier, nourrissent les réflexions de l’artiste sur le champ théâtral français. Impliqué dans des groupes de discussions réunissant des artistes, des directrices et des directeurs de lieux comme des compagnies indépendantes, Julien Fišera défend « la réflexion collective. Nous sommes tellement pris dans cette question de la survie, l’accent est tellement mis sur notre capacité individuelle, qu’on en oublie l’en commun. » Relevant la plus grande difficulté que rencontrent les compagnies entrantes à se faire entendre depuis le début de la pandémie, s’agaçant de « l’absence de considérations de la part du gouvernement », il craint également un resserrement dans les programmations. « Alors qu’on assiste depuis peu à un mouvement général et ô combien nécessaire qui prône la diversité des histoires racontées comme celles des pratiques, nous risquons dans les saisons qui viennent de ne voir sur les scènes françaises que les mêmes spectacles, saturant tous les plateaux.
Autant de constats qui affermissent son désir de diriger un lieu, où penser de nouveaux rapports. « N’ayant pas fait une école nationale de théâtre ou un conservatoire, j’ai un parcours professionnel individuel. Donc immédiatement quand je suis rentré dans ce champ, j’ai souhaité me lier à d’autres, intégrant des groupes de réflexions, montant un collectif (360), créant des festivals, etc. J’ai toujours eu à cœur de réfléchir à plusieurs et si un jour je dirige un lieu, c’est cela que j’aimerais défendre avec d’autres artistes : la possibilité d’un lieu ouvert à des pratiques plus vertueuses… »
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
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