Carnets de création (23/28). Depuis Pourama Pourama (2015), où il raconte lui-même plusieurs épisodes de sa vie depuis son enfance iranienne jusqu’à l’âge adulte, Gurshad Shaheman porte sur scène les récits de destins complexes, contrariés. Entre performance et théâtre, il utilise le poème comme force réparatrice.
Gurshad Shaheman dépasse bien des bornes. À commencer par celles du théâtre, auquel il se forme en conservatoire de région puis à l’ERAC (École Régionale d’Acteur de Cannes), avant d’entamer un parcours pluriel : tantôt comédien, tantôt assistant à la mise en scène, le jeune artiste intervient aussi parfois auprès de compagnies en tant que traducteur du persan. Dans le milieu théâtral, Gurshad Shaheman opère un mouvement permanent dans lequel on peut voir le prolongement d’un autre voyage, depuis l’Iran jusqu’à la France. Il a douze ans, lorsque la révolution des ayatollah le force avec sa famille à quitter son pays natal. Cet arrachement est au cœur de sa première création personnelle, Pourama Pourama. Une passionnante trilogie autobiographique où il pose les bases d’un langage de l’entre-deux où l’exil, la différence se disent à la première personne. Où l’intime s’offre avec force et pudeur, grâce à des dispositifs proches de la performance.
Gurshad is Present
Bien qu’il en arpente depuis des années tous les recoins, depuis la scène jusqu’aux cuisines – au sens figuré comme au sens propre, l’artiste concoctant dans Taste me un repas iranien qu’il sert ensuite aux spectateurs – Gurshad Shaheman se méfie du théâtre. « L’incarnation de plein pied, en frontal, me semble souvent artificielle. C’est pourquoi dès Touch me, que je crée en 2012 en réponse à une proposition du festival ZOA, Zone d’Occupation Artistique, je me situe près de la performance, avec un dispositif de séparation du geste et de la parole. Il faut dire aussi que je rentrais depuis peu de New York, où j’ai vu The Artist is Present de Marina Abramovic qui m’a profondément et durablement marqué ».
Comme la célèbre performeuse, Gurshad demeure immobile dans ce qu’il ne sait pas encore être le premier volet d’une trilogie. Son corps est ainsi déconnecté du récit de son enfance – il raconte notamment un voyage sur le front avec son père, dont il finit par faire porter le masque aux spectateurs –, porté par une voix off qui enjoint régulièrement les spectateurs à toucher l’acteur pour permettre à l’histoire de se poursuivre. « J’avais très peur. Je m’imaginais que les gens n’allaient pas supporter de rentrer ainsi dans mon intimité, et qu’ils allaient peut-être me frapper. Pour moi, cette performance n’avait donc pas du tout vocation à être reproduite ». L’avenir en décide autrement. Si en Iran, un Touch me ne fait partie de l’éventail des possibles pour un artistes, le geste de Gurshad Shaheman suscite en France un enthousiasme qui l’incite à poursuivre son autofiction.
Une distance qui rapproche
« Je n’étais pas content de l’image de ma mère dans Touch me. Elle semblait trop soumise à mon père, trop effacée. J’ai voulu créer une autre performance pour corriger cela. C’est quand Julie Kretzschmar du festival Les Rencontres à l’Échelle a voulu la programmer à condition que je la joue à la suite de Touch me que l’idée d’un spectacle en plusieurs parties se dessine ». En cuisinant, c’est donc le portrait de sa mère que fait Gurshad dans Taste me, à l’époque où ils vivent tous les deux en France, et où le jeune homme s’éveille à la sexualité. Un sujet central dans l’ensemble de Pourama Pourama, en particulier dans sa troisième partie, Trade me, où le narrateur raconte ses premières expériences avec des hommes. Là encore, ses gestes n’ont rien à voir avec ses mots : enfermé dans une cage en verre, Gurshad se livre à de petites actions qui tranchent avec ses récits grands par ce qu’ils représentent pour lui de dévoilement, de mise à nu.
Cette distance, désormais, fait partie du langage de l’artiste. On la retrouve sous des formes très différentes dans ses spectacles suivants, ou « dispositifs », terme qu’il utilise plus volontiers que celui de « mises en scènes » pour qualifier son travail. « Je ne m’intéresse pas aux arts renfermés sur eux-mêmes, aux arts de spécialistes. C’est pourquoi je ne me définis ni comme un auteur, ni comme un metteur en scène, mais plutôt comme un partageur de récits rejeté en marge de la société. Je crée pour cela des dispositifs au service de ces récits, pour les rendre les plus partageables, les plus universels possibles », explique Gurshad Shaheman. S’il y a distance dans ses dispositifs, ce n’est donc pas pour éloigner, mais pour rapprocher : dans ses interstices, l’imaginaire est roi. L’Autre s’y sent bien.
Des poèmes très réels
Après Pourama Pourama, Gurshad Shaheman ressent le besoin de partager des histoires qui ne soient pas les siennes. Mais toujours des histoires d’exils, de différences incomprises, réprimées. C’est à Athènes et Beyrouth qu’il va les recueillir pour Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète, créé au Festival d’Avignon 2018. Un tournant pour lui, qui entretenait jusque-là avec ses spectateurs – une centaine au maximum à chaque représentation – un rapport de grande proximité. Une relation privilégiée qui, lentement mais sûrement, a fait sa belle réputation de personnalité rare dans le milieu théâtral, à la fois dans l’institution et un peu à part. Avec cette pièce, Gurshad se réconcilie avec le théâtre sans renier son goût pour la distance : portées par les élèves comédiens de l’Ensemble 26 de l’ERAC, des histoires d’artistes et de personnes de la communauté LGBT en exil nous parviennent sous la forme d’un oratorio écrit par Gurshad d’après les paroles recueillies. Car le réel, chez lui, est avant tout poésie.
« Les parcours des femmes et des hommes que je rencontre, leurs paroles, ne m’intéressent pas pour des raisons idéologiques ou journalistiques. Leur valeur est poétique, et c’est cette dimension que je souhaite mettre en avant grâce à l’écriture et au montage. C’est pourquoi, si ma démarche agit comme une forme de réparation auprès des personnes concernées, c’est par la transformation de leurs témoignages en poésie ». Dans Les Forteresses, dont la création maintes fois repoussée aura finalement lieu en mars à Maubeuge dans le cadre du festival Cabaret de curiosités transformé en rencontres professionnelles, cette métamorphose concerne trois femmes de la famille de Gurshad : sa mère et ses deux tantes, à travers lesquelles il tente d’approcher les réalités de la femme iranienne depuis la fin du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui. Les témoins concernés, cette fois, sont sur scène. De même que dans Silent disco – la création est prévue pour fin avril aux Tanneurs à Bruxelles – où de jeunes gens disent leur rupture avec leur famille, leur solitude que ponctuellement, le théâtre vient combler. Et comme la rencontre, pour Gurshad, est une nécessité que même la Covid n’arrête pas, il nous promet déjà d’autres passionnants rendez-vous. Notamment avec Les Nouveaux hommes, série de portraits de personnes abordant la masculinité de façons singulières. Loin des conventions, des normes qui n’ont chez Gurshad Shaheman pas droit de cité.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !