Artiste associée au Théâtre national de Bretagne à Rennes et au théâtre Nanterre-Amandiers, Gisèle Vienne crée des œuvres puissantes suscitant trouble ou malaise fructueux chez qui les découvre. L’Étang son dernier opus (avec Ruth Vega Fernandez et Adèle Haenel) est actuellement en tournée.
Depuis 1999 et la création de sa compagnie, la chorégraphe, marionnettiste, metteuse en scène et plasticienne franco-autrichienne Gisèle Vienne déploie un travail passionnant et stimulant, à la lisière de ces disciplines. Passionnant par sa manière d’explorer la violence, comme par la façon dont la mort hante certaines de ses créations ; stimulant par le trouble que suscitent ses spectacles, nimbés d’inquiétude et d’étrange ambivalence. Et nécessaire par sa capacité à arracher la discipline marionnettique de l’aura sympathique qui l’entoure encore trop parfois.
L’Étang – dont la création a déjà été repoussée d’un an suite au décès en juillet 2019 de la comédienne Kerstin Daley-Baradel –, aurait du voir le jour à l’automne dernier. Ce n’est au final que début mai que le spectacle a pu rencontrer le public, au théâtre Vidy-Lausanne. Si la metteuse en scène se dit heureuse, elle rappelle à quel point son cas est privilégié dans un contexte où tant d’artistes doivent changer de métier, tandis que des œuvres disparaissent sans avoir pu être présentées au public.
Dans L’Étang, Gisèle Vienne se saisit d’une pièce de l’écrivain et poète suisse Robert Walser (1878-1956). Seule œuvre de Walser en suisse-allemand, le texte ramassé écrit en 1902 et demeuré longtemps inconnu car destiné à sa sœur Fanny ne sera publié qu’après sa mort. Interprétée par les comédiennes Ruth Vega Fernandez et Adèle Haenel, la pièce raconte l’histoire de Fritz, enfant qui met en scène son propre suicide pour éprouver l’amour que sa mère lui porte, et dont il doute. Un spectacle dans lequel Gisèle Vienne entend questionner les questions « de l’ordre, du désordre et de la norme. » Cet enjeu de la violence de la norme sociale (ici familiale) qui traverse tout son travail, Gisèle Vienne s’attache dans ses spectacles à la déconstruire. « Notre perception est une construction culturelle. Au théâtre également, notre regard est conditionné par ces constructions. L’expérience artistique permet de dynamiter ou perturber cela. De manière très concrète, je peux en utilisant différents outils formels, ou en mettant en tension ou en contradiction des signes pour en révéler d’autres, provoquer l’émotion et la réflexion afin de remettre les habitudes perceptives en question. » Bousculer les évidences et les habitudes perceptives naturalisées constitue, elle le souligne, « un enjeu politique et philosophique majeur dans la création, et potentiellement subversif.
Ce déplacement, le spectateur l’éprouve face aux œuvres de l’artiste. Car assister à un spectacle de Gisèle Vienne, de Jerk (2008) à The Ventriloquists Convention (2015) en passant par Crowd (2017), c’est toujours aborder un territoire singulier et ambigu, d’où sourd une violence fascinante et trouble dans sa mise à distance. Si la metteuse en scène revendique d’œuvrer sur mesure pour chacune de ses pièces, elle évoque au sujet du travail avec les interprètes être nourrie du texte « les aspects théâtraux de la transe » de Michel Leiris. Dans cet écrit, l’écrivain, ethnologue et critique d’art pose la différence entre un théâtre vécu et un théâtre joué. Pour le théâtre vécu, « le personnage est vraiment traversé, on a l’impression qu’il habite dans un jeu qui n’est pas de projection. À l’inverse, si le comédien ne se sent pas traversé par un personnage, mais l’incarne dans un souci de projection, alors nous sommes dans un théâtre joué. Dans le théâtre vécu, nous avons conscience de la situation, mais nous croyons le sujet. Lorsque je travaille avec des comédiens ou danseurs, ce qui m’intéresse c’est qu’ils traversent des expériences ayant une importance d’abord pour eux, et qu’ils la partagent avec les spectateurs, plutôt qu’ils soient dans un souci de représentation, de monstration d’un personnage. Ce que je trouve beau, c’est quand ils sont eux-mêmes, mais autrement. C’est possiblement très différent de ce qu’ils pourraient être si on les côtoyait dans un cadre privé, c’est eux, dans d’autres hypothèses d’eux mêmes. L’intimité entretenue avec un personnage qui serait une partie d’eux même est une expérience en soi, partagée avec les spectateurs.
Cette manière de travailler où l’interprète peut se révéler à travers la fiction s’ancre autant pour elle « dans des choses formulées en amont, à [ses] débuts, que dans des intuitions. » En tous les cas, cela a certainement à voir avec sa formation. Car l’artiste née en 1976 a, avant d’intégrer l’Institut international de la marionnette de Charleville-Mézières, d’abord étudié la philosophie. Elle raconte avoir au cours de ces premières études constaté qu’il lui manquait « une expérience sensible, physique pour saisir ce qui était déployé dans le champ philosophique. C’est ce qui m’a fait partir dans le champ de l’art, qui pour moi est complémentaire de la pensée théorique, cette dernière ne pouvant s’affranchir de l’expérience sensible.
Si depuis 1999 et la fondation de sa compagnie chacun de ses spectacles déplie un processus de création mêlant intimement la théorie et le corps, ce travail s’appuie également sur des compagnonnages précieux, des fidélités de longue date avec des artistes et collaborateurs artistiques. Outre l’auteur américain Denis Cooper, citons le performer Jean-Luc Verna, les musiciens Peter Rehberg et Stephen O’Malley, ou, encore, le comédien et marionnettiste Jonathan Capdevielle. C’est, d’ailleurs, ce dernier qu’elle a retrouvé au début du printemps pour un tournage. Artiste polymorphe présent dans la quasi totalité de ses spectacles – « nous travaillons ensemble depuis vingt-et-un ans, je n’ai jamais regardé un comédien autant d’heures que Jonathan » – Capdevielle est au cœur d’un film sur Jerk. Écrit par Denis Cooper, créé en 2008 et ayant tourné jusqu’en 2019, le spectacle Jerk relate l’histoire d’un serial-killer incarcéré qui à l’aide de marionnettes rudimentaires raconte son histoire. Avec sa violence diffuse et son malaise obsédant, Jerk est une « pièce qui a été très forte et que Jonathan doit quitter à un moment dans sa vie. Ce moment est venu. » Le film donne à voir à la fois la mutation de Capdevielle dans Jerk ainsi que son « départ » du texte. « La question est celle de la mise à distance et des rapports de pouvoir. Nous travaillons sur l’échec de la mise à distance entre le personnage et son histoire, sur le rapport du comédien à ce rôle ultra violent.
On en revient, là encore, à la question de la violence latente dans son travail… Prudente quant à cette question – « je comprends au fur et à mesure et autrement ce que je fais, donc peut-être dirai-je autre chose dans trois ans… » – Gisèle Vienne explique y voir « un mélange de rage et de joie. La violence fait partie de ces expériences émotionnelles intenses. Ces mouvements sont extrêmement jubilatoires et créatifs, ils renvoient presque à un désir de détruire le monde pour le reconstruire … » L’on saisit alors l’origine de la puissance de son théâtre, qui en déportant sur scène la colère née face aux écrasements et aux rapports de domination traversant nos structures les plus intimes, n’oblitère ni la joie, ni la vitalité. De cette tension fructueuse se défiant de tout nihilisme naît la remise en jeu passionnante de nos perceptions, au souvenir persistant.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
L’Étang
D’après l’œuvre originale Der Teich (L’Étang) de Robert WalserConception, mise en scène, scénographie Gisèle Vienne
Interprétation Adèle Haenel & Ruth Vega Fernandez
Direction musicale Stephen F. O’Malley
Musique originale Stephen F. O’Malley & François J. Bonnet
Orchestration Owen Morgan Roberts
Lumière Yves GodinDramaturgie Dennis Cooper & Gisèle Vienne
Assistanat en tournée Sophie Demeyer
Regard extérieur Anja RöttgerkampTraduction française Lucie Taïeb
A partir de la traduction allemande de Händl Klaus & Raphael Urweider (éd. Suhrkamp Verlag, 2014)Collaboration à la scénographie Maroussia Vaes
Conception des poupées Gisèle Vienne
Création des poupées Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak & Gisèle Vienne en collaboration avec le
Théâtre National de Bretagne
Fabrication du décor Nanterre-Amandiers CDN
Décor et accessoires Gisèle Vienne, Camille Queval & Guillaume Dumont
Costumes Gisèle Vienne, Camille Queval & Pauline Jakobiak
Maquillage et perruques Mélanie GerbeauxRégie générale Richard Pierre
Régie son Adrien Michel & Mareike Trillhaas
Régie lumière Tbc
Régie plateau Antoine HordéRemerciements à Etienne Bideau-Rey, Nelson Canart, Patric Chiha, Zac Farley, Jean-Paul Vienne.
Production et diffusion Alma Office : Anne-Lise Gobin, Alix Sarrade, Camille Queval & Andrea Kerr
Administration Etienne Hunsinger & Giovanna RuaPièce créée en collaboration avec Kerstin Daley-Baradel
26, 27, 28 mai 2021 – MC2, Grenoble (FR)
05, 06, 07, 08 juin 2021 – Holland Festival, Amsterdam (NL)
15, 16 juin 2021 – TANDEM – Scène nationale | Hippodrome de Douai (FR)
23, 24, 25 juin 2021 – MC2: Grenoble (FR)
05, 06 juillet 2021 -Manège, scène nationale de Reims (FR)
08, 09 juillet 2021 – CCAM / Scène Nationale de Vandoeuvre (FR)
12, 13, 14, 15 août 2021 – Internationales Sommerfestival, Kampnagel, Hamburg (DE)
18, 19, 20, 21, 22 août 2021 – Ruhrtriennale, Région de Ruhr (DE)
29, 30 septembre 2021 – LE ZEF, scène nationale de Marseille (FR), dans le cadre du Festival ACTORAL
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