Au Théâtre 13, la pièce de Rebekka Kricheldorf prouve que tout le monde ne peut pas emboîter le pas de Tchekhov. Présentée comme une réécriture contemporaine des Trois Sœurs, elle n’en est, en réalité, qu’une parodie bien creuse.
Conjuguer Tchekhov au temps présent. Rebekka Kricheldorf n’est pas la seule à s’y essayer. En 2017, Simon Stone avait, lui aussi, fait voyager Les Trois Sœurs jusqu’à nous. De la maison tchekhovienne, le metteur en scène n’avait gardé que l’ossature. Pour Olga, Macha et Irina, il n’était plus question d’aller à Moscou, mais de trouver leur place dans notre monde, celui de Donald Trump, de la mort de David Bowie, des vidéos de décapitations perpétrées par Daech, des airs de Rihanna et Britney Spears entonnés au piano. Pour autant, l’Australien avait veillé à conserver l’âme originelle des personnages. Olga était toujours cette femme qui tente de tenir l’équilibre familial à bout de bras, Irina ce symbole d’une jeunesse en mal d’avenir, Macha cette amoureuse tourmentée et mal mariée. Simon Stone avait réussi à réinjecter le mal-être contemporain dans le canevas mélancolique tchekhovien, et c’était là son tour de force.
Il en va malheureusement tout autrement de la pièce de Rebekka Kricheldorf qui s’y est, visiblement, brisé la plume. Sa Villa Dolorosa oublie, elle aussi, tout ou presque de l’histoire initiale. Exit, là encore, le besoin irrépressible d’aller à Moscou, et bonjour la maigre tristesse d’une vie sans but, où les trois sœurs errent mollement, et de façon incompréhensible, chez leur frère, Andreï, au gré des anniversaires ratés d’Irina. Là où Tchekhov suggérait, sublimait, les tourments de ses personnages, l’autrice allemande les verbalise, à gros traits. Le procédé n’a aucun sel et exfiltre soigneusement toute la profondeur de l’œuvre du dramaturge russe. Ainsi exposé et exprimé en boucle, le mal-être sonne faux, et tombe à plat à force d’être lancinant.
Rebekka Kricheldorf tente, certes, de rejouer la déréliction d’une bourgeoisie désœuvrée, au bord de l’abîme, mais, à trop la mépriser et la ridiculiser, la mécanique ne prend pas. Exception faite de la langue, insuffisamment travaillée, aucun signe de l’époque n’affleure. La poésie tchekhovienne cédant simplement la place à une pauvre et vaine vulgarité. Sous prétexte de vouloir faire rire, la dramaturge y va au bulldozer, et les grosses ficelles sont manipulées à vue. « Riez, riez », semble-t-elle enjoindre à chaque fin de tirade, comme lorsqu’une personne raconte une mauvaise blague. Guidés par des choix de transposition incongrus et jamais justifiés – pourquoi choisir l’Allemagne comme point d’ancrage et faire de Macha la plus jeune des sœurs ? – les personnages perdent alors toute leur beauté, la dynamique familiale toute son émotion, et l’ensemble devient le simple témoin d’une lecture bien pauvre de l’œuvre d’origine, réduite au chœur des pleureuses.
A ce substrat sans finesse, Pierre Cuq ajoute sa patte, tout aussi grossière. Dans un décor sans goût et sans charme, il s’adonne à une direction d’acteurs appuyée, comme si le flot de paroles ininterrompu ne suffisait pas à bien, trop bien comprendre ce que voulaient exprimer ces personnages caricaturaux. Sous sa férule, les comédiens n’y pourront rien, malgré le talent de Pauline Tricot, Sophie Engel et Pauline Belle qui font montre d’un beau potentiel, tristement sous-exploité. Le spectacle tourne alors à la parodie, mauvaise parodie, triste parodie, qui ternit, sans complexe, l’un des joyaux du répertoire.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Villa Dolorosa
de Rebekka Kricheldorf
Mise en scène Pierre Cuq – Lauréat 2019 Prix Théâtre 13 / Jeunes metteurs en scène
Traduction Leila Rabih et Frank Weigand
Avec Pauline Belle, Cantor Bourdeaux, Olivia Chatain (en alternance avec Pauline Tricot), Sophie Engel, Grégoire Lagrange, Aure Rodenbour
Scénographie Cerise Guyon
Costumes Gwladys Duthil
Son Julien Lafosse
Lumière François LeneveuProduction Compagnie Les Grandes Marées
Coproduction Théâtre 13, Fondation Polycarpe, SACD
Avec le soutien du Théâtre Victor Hugo de Bagneux, de Maison du Théâtre et de la Danse d’Épinay sur Seine, du Carreau du Temple et du Jeune Théâtre National
Le texte est édité chez Actes SudDurée : 1h30
Théâtre 13/Seine, Paris
du 8 au 20 octobre 2019
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