Le comédien et metteur en scène Philippe Torreton enferme le poème de Jean Genet dans une tonalité péremptoire et univoque, qui, contrairement aux désirs de l’auteur, cherche à enseigner plutôt qu’à enflammer.
Abdallah Bentaga fait partie de ces muses que l’histoire littéraire a longtemps laissées dans l’ombre des poètes. Dédicataire du Funambule de Jean Genet, le jeune homme n’a que 18 ans lorsque, en 1955, il croise la route de l’écrivain quadragénaire, alors au faîte de sa gloire. À cette époque, il vivote à Paris grâce à des petits boulots, après avoir quitté l’univers du cirque où il travaillait depuis ses dix ans, en particulier chez Pinder où, en tant qu’acrobate, il exécutait notamment « le célèbre numéro des sauteurs maghrébins », comme le raconte Rémi David dans son roman Mourir avant que d’apparaître (Gallimard). Malgré le fossé qui sépare les deux hommes, creusé par leur petite trentaine d’années d’écart, mais aussi par leurs différences sociales, intellectuelles et culturelles, Abdallah Bentaga et Jean Genet s’engagent dans une relation amoureuse et artistique, où le second devient le pygmalion du premier.
Alors que le jeune circassien est un acrobate, l’écrivain se met en tête de le transformer en funambule, conformément au titre du poème qu’il lui dédie et qu’il publie en 1957. Voulant faire d’Abdallah Bentaga « une oeuvre d’art », selon les mots de Rémi David – interrogé par Tewfik Hakem dans le cadre de l’émission « Affinités culturelles » diffusée en septembre 2022 sur France Culture –, Jean Genet le pousse à déserter, l’embarque en Grèce et lui cherche même un professeur de fil, avant de renoncer et de s’ériger lui-même en entraîneur et metteur en scène des numéros de son protégé. Dans les premiers temps, l’aventure fonctionne et le circassien réussit à tourner son spectacle à l’international, jusqu’à ce qu’une chute ne vienne interrompre ce projet un peu fou. Gravement blessé, l’homme tombe en disgrâce dans les yeux de Genet, et l’auteur décide de mettre un terme à leur relation en 1962. Deux ans plus tard, à seulement 27 ans, Abdallah Bentaga donne un tour encore plus dramatique à sa vie : il s’ouvre les veines, avale du Nembutal – le médicament que prenait Genet –, et met fin à ses jours au milieu des livres de son ancien amant.
À ce destin tragique, largement occulté par Genet lui-même, Philippe Torreton tente, au moins en partie, de redonner corps au long de son adaptation du Funambule. Dès les prémices, l’écrivain et l’homme de cirque (quasi) mutique qui l’accompagne – incarné en alternance par Julien Posada et Lucas Bergandi – prennent place dans un univers décati, sur une piste colonisée par l’herbe, où les poteaux rouillés, le fil de fer très proche du sol et le vieux cerceau rongé par le temps témoignent d’une époque, désormais révolue, où les numéros avaient encore cours. Loin d’être dans la fleur de sa pratique, le funambule est (déjà) un homme blessé. Une douleur à la cheville, ostensiblement bandée, le cloue dans un lit de camp et entrave toute velléité artistique. À ses côtés, l’écrivain prend des allures d’entraîneur-pygmalion, bien décidé à voir sa créature remonter sur le fil grâce à la puissance performative des mots. Pour cela, Genet ne se contente pas de donner des conseils, qui prennent parfois la forme d’ordres, à Abdallah Bentaga, mais il mobilise tout un système où transpirent et s’entrecroisent son désir pour le jeune homme, son amour du cirque, mais également une réflexion plus générale sur l’art et sur sa relation avec la mort, dans laquelle l’auteur voit une source d’inspiration.
Las, dans la performance qu’il livre sur le plateau du Théâtre de la Ville, Philippe Torreton s’enferme dans un phrasé déclamatoire, et adopte un ton péremptoire et univoque qui tend à amoindrir l’ampleur du poème. Si le comédien fait preuve d’une réelle maîtrise et d’une attitude proche du patronnage qui trahit, sans suffisamment le creuser, le côté possiblement toxique de la relation qui unissait les deux hommes, il ne parvient pas à activer le lyrisme de la langue de Genet et à mettre en valeur toutes les pépites sentimentales et réflexives que le texte contient. Contrairement à l’auteur qui, à la fin de son poème, assure « Il s’agissait de t’enflammer et non de t’enseigner », Philippe Torreton se borne à un rôle de donneur de leçons un peu trop solide et démonstratif – de ceux qui joignent le geste à la parole –, qui, s’il est partiellement conforme à la posture de l’écrivain, ne reflète pas la complexité de sa pensée protéiforme.
À l’avenant, le dialogue que le comédien et metteur en scène souhaite entretenir entre les différents arts qu’il convoque ne s’avère pas assez fécond. Loin de réussir à augmenter la partition textuelle, la musique écrite et interprétée par Boris Boublil peine à dépasser sa stricte dimension ornementale, tout comme la composition chorégraphique imaginée par Julien Posada. Victime d’une dramaturgie un peu poussive, attendue – avec sa structure narrative en cloche – et assez faible en regard du propos développé par Genet, elle échoue à amplifier le caractère incendiaire du Funambule et l’ancre, au contraire, par trop dans le réel, jusqu’à lui donner une dimension prosaïque. Au lieu d’offrir une place à l’imaginaire du spectateur, stimulé par la langue du poète, Philippe Torreton contribue alors à restreindre son horizon, et, avec lui, la portée d’un texte dont les braises ne demandaient pourtant qu’à être rallumées.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Funambule
Texte Jean Genet
Conception et mise en scène Philippe Torreton
Avec Philippe Torreton, Boris Boublil, Julien Posada en alternance avec Lucas Bergandi
Composition musicale Boris Boublil
Chorégraphie Julien Posada
Scénographie Raymond Sarti
Lumières Bertrand Couderc
Costumes Marie Torreton
Collaboration artistique Elsa Imbert, Marie Torreton
Regard chorégraphique Dalila Cortes
Construction décor et confection costumes Ateliers de la MC2: Maison de la Culture de GrenobleProduction MC2: Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale
Avec le soutien de Archaos, Pôle national cirqueLe Funambule est publié aux Editions Gallimard / Collection L’arbalète (2010).
Durée : 1h15
Théâtre de la Ville, Les Abbesses, Paris
du 1er au 20 mars 2025Les Célestins, Théâtre de Lyon
du 6 au 10 mai
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