Avec la nouvelle création des Belges Éléna Doratiotto et Benoît Piret, l’événement biennal de théâtre international Contre-Sens, porté par l’équipe du précieux festival lyonnais Sens Interdits, offre une place à l’utopie, qui peine à remplir ses promesses.
Le retour d’Éléna Doratiotto et Benoît Piret était fort attendu après leur première création, Des caravelles & des batailles, que le public lyonnais du festival Sens Interdits avait découverte en 2019, avant qu’elle ne parte sillonner, avec succès, le territoire français. Dans ce spectacle, les deux artistes belges, engagés par ailleurs dans des aventures collectives – La Station pour elle, le Raoul Collectif pour lui –, développaient une fiction utopique d’un genre très particulier. On y assistait à la naissance d’une petite communauté d’êtres un peu décalés, portés sur la création de rituels en tous genres, et doués d’une attention à l’Autre et aux choses qui ajoutait à la dimension absurde de l’ensemble une qualité poétique peu commune.
Lorsque commence Par grands vents, leur nouvelle création donnée dans le cadre de la seconde édition de l’événement biennal de théâtre international Contre-Sens, on se rappelle des tableaux décrits par les protagonistes de la pièce précédente comme si on les avait réellement vus, peut-être même avec plus de précision et d’intensité que si cela avait été le cas. Car, de même que ceux de Des caravelles & des batailles, les acteurs – Éléna Doratiotto, Tom Geels, Fatou Hanne, Bastien Montes, Benoît Piret et Marthe Wetzel – tentent d’activer l’imaginaire du spectateur pour meubler leur plateau nu. De nouveau, ils cherchent, par une partition aussi riche en gestes qu’en mots, à donner vie à un espace reculé où l’Histoire a laissé des traces. Au lieu d’une peinture de la grande bataille de Cajamarca, qui faisait la fierté des personnages de Des caravelles, nous avons là à nous figurer mentalement un ancien palais, dont on apprend au fil de la pièce qu’il fut aussi une prison et bien d’autres choses.
Les similitudes entre les deux créations ne s’arrêtent pas à cette appréhension singulière de l’espace théâtral par les comédiens. Une nouvelle fois, ceux-ci incarnent des gens en marge qui œuvrent à se fabriquer une vie en dehors des schémas dominants. Les deux auteurs et metteurs en scène remettent debout le cadre qu’ils avaient brillamment monté dans Des caravelles, n’innovant que dans ce qui vient le remplir, l’habiter. Parmi les éléments hétérogènes qui se côtoient dans la pièce, figure, par exemple, la tragédie grecque. Matière à discussions animées entre une certaine Stan et un prénommé Simon, cette composante se manifeste encore à travers le personnage de Cori, un ancien Coryphée obsédé par un tableau représentant plusieurs mains, dont une munie d’un couteau. Une messagère sans message évoque encore le théâtre antique, de même qu’une femme venant régulièrement honorer la sépulture de son frère… Cet héritage du passé ne suffit toutefois pas à former un langage commun entre les différentes personnes présentes, qui peinent ainsi à faire vraiment groupe. La drôle de pompe à eau installée en début de spectacle n’y change rien. Si le liquide circule entre les hommes et les femmes, la pensée a beaucoup plus de mal à se faire collective. C’est là la grande différence entre Par grands vents et Des caravelles & des batailles. Après avoir réussi, l’utopie selon Éléna Doratiotto et Benoît Piret trébuche, sans que l’on parvienne à dire si la chose est intentionnelle ou non.
La relation des acteurs à leurs personnages est elle aussi plus floue. La porosité entre eux, qui participait beaucoup au charme de la pièce précédente, n’est ici plus évidente, sans qu’elle puisse pour autant être totalement rejetée. Le rapport au public est également moins finement établi. Le choix d’en affirmer au début la présence ne fait guère sens, dans la mesure où il n’est pas intégré à l’esquisse de communauté et ne la mène pas à adopter une adresse sortant des standards. Plutôt qu’une véritable exploration des écueils possibles de l’utopie, qui aurait pu permettre à Éléna Doratiotto et Benoît Piret de poursuivre leur recherche sans marcher sur leurs propres plates-bandes, ces derniers semblent refuser de prendre franchement un chemin inconnu de peur d’égarer ce qui par le passé avait été si joliment trouvé. Faute de réussir à déployer un univers assez fort pour suggérer, sans avoir à le dire, sa forme douce de subversion, sa résistance à l’ordre établi, Par grands vents a alors tendance à trop illustrer cette belle intention.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Par grands vents
Écriture et mise en scène Éléna Doratiotto, Benoît Piret
Avec Éléna Doratiotto, Tom Geels, Fatou Hane, Bastien Montes, Benoît Piret, Marthe Wetzel
Assistanat à la mise en scène Nicole Stankiewicz
Collaboration à la dramaturgie Anne-Sophie Sterck
Regards complices Conchita Paz, Jules Puibaraud
Scénographie Matthieu Delcourt
Costumes Claire Farah
Création lumière et régie générale Philippe Orivel
Régie plateau Clément Demaria
Stagiaire assistanat et production Armelle PuzenatProduction Wirikuta ASBL
Coproduction Théâtre Les Tanneurs ; Les Halles de Schaerbeek ; Théâtre de Liège ; Théâtre des Célestins – Lyon ; Théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier ; Théâtre Joliette – Marseille ; Théâtre Antoine Vitez – Ivry-sur-Seine ; La Coop asbl ; Shelter prod
Soutien Théâtre 71 – Malakoff scène nationale ; WBI – Wallonie Bruxelles International ; la Commission d’Aide aux Projets Théâtraux (CAPT) de la Fédération Wallonie-Bruxelles ; la Chaufferie-Acte 1 ; Zoo théâtre ; Taxshelter.be ; ING ; Tax Shelter du gouvernement fédéral belgeDurée : 1h30
Célestins, Théâtre de Lyon, dans le cadre du festival Contre-Sens
du 17 au 20 octobre 2024Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles
du 7 au 16 novembreThéâtre Joliette, Marseille
du 4 au 8 mars 2025Théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier
du 12 au 14 marsThéâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine
le 28 marsMalakoff, Scène nationale
les 9 et 10 avril
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !