Autiste et poète, Babouillec fait ses premiers pas sur scène sous le regard juste et délicat de Léna Paugam. À ses côtés, Félicien Fonsino accorde sa grâce à la sienne dans un duo sensible où le mouvement des corps répond à l’écriture poétique. Ovni rêveur porte bien son titre en ce qu’il déplace le curseur de la perception et invite à une expérience onirique et sensitive.
Babouillec est son nom d’artiste. Babouillec est autiste. Babouillec est poète. Babouillec ne parle pas, mais elle s’exprime par écrit, sans stylo ni ordi, grâce à une invention de sa mère, Véronique Truffert, présente sur scène à ses côtés dans la première partie de la traversée-bulle qui nous est proposée. Attablée face au public dans un écrin immaculé encadré de rideaux de lianes, Babouillec nous parle sans que l’on entende le timbre de sa voix, à l’aide d’un alphabet de lettres découpées et ordonnées dans une boîte en bois. À peine quelques sons s’échappent, inarticulés, volés au mutisme de son état, tandis que son corps est parfois pris de mouvements imprévisibles et désordonnés. « Le corps éparpillé dans la tête », voilà ce qui caractérise Babouillec et lui donne cette allure lunaire et cet air à part, sa démarche enfantine et légère, son esprit tout ouvert.
Lettre après lettre qu’elle pioche une à une, Babouillec dessine des îlots de mots, compose des guirlandes de phrases, qu’une caméra discrète projette en fond de scène. Lentement, elle trace entre nous la possibilité de la rencontre. La substance de l’ici et maintenant qui nous rassemble. Parfois sa main s’arrête, son regard se lève vers on ne sait quel mystère, tandis qu’une silhouette fantomatique pénètre la surface claire de cette pièce imaginaire, chambre d’écho d’un cerveau atypique. Le comédien Félicien Fonsino, à qui le chorégraphe Thierry Thieû Niang, qui devait à l’origine être au plateau, a passé le relais, hante comme une onde évanescente le duo mère-fille très concret qui fait corps dans le geste d’écriture. Toute l’attention du public est contenue dans ce mouvement de va-et-vient de la main qui agence la pensée sur l’à-plat de la table et imprègne son rythme dans l’épaisseur du spectacle.
Éclats de son âme vibrante, fulgurances de sens et fracas de conscience, les poèmes de Babouillec sont des prophéties sans Dieu, des épiphanies du langage, des passages qui se fraient dans les bas-côtés de la rationalité, des trouées d’élan pur, des traits d’union cosmiques. Tantôt projeté à la verticale en lettres minuscules ou majuscules, tantôt diffusé en voix off à travers le timbre inimitable et caverneux d’Arthur H, le texte façonné par Babouillec est sidérant de beauté. Il ouvre un espace d’hyper-sensorialité, déplie des champs insoupçonnés de l’esprit, célèbre nos singularités magnifiques et sublime la liberté d’être comme on est, sans souci de la norme ou du format adéquat. Babouillec nous invite à être en éveil épidermique, à regarder au-delà des apparences, à jouir d’exister, à rêver nos vies, à être « amoureux de l’impossible ». Chaque phrase distillée au compte-gouttes s’offre comme un cadeau à méditer, une nourriture céleste, la possibilité d’embrasser l’univers.
Ce spectacle en état de grâce porte la patte délicate et subtile de son initiatrice et metteuse en scène Léna Paugam, qui ne force rien ni ne formate, créé les conditions de l’échange et ménage une place à l’improvisation, à l’imprévu, aux anges qui passent. Ceci n’est pas une représentation, mais une tentative hors du temps de s’isoler ensemble à l’écart du flux extérieur pour mieux nous reconnecter, à nos identités fractionnées, à l’altérité fascinante, à tous les impensés, à notre humanité même. Et tous les éléments mis en jeu participent de cet état d’esprit, de cet engagement artistique, de ce pari existentiel. La scénographie de Pierre Nouvel est comme une page blanche, une surface de projection onirique, un territoire épuré, débarrassé du superflu, de tout ce qui pourrait brouiller la vue. Et lorsque descend des cintres cette ampoule-boule, ronde comme une planète, tapissée d’un fond d’eau qui vient s’égoutter en dripping aléatoire sur le sol, c’est tout un monde qui apparaît dans la transparence de ce balancier et la cartographie liquide qui sillonne le tapis. Quant aux costumes de Philoména Oomens, ils s’accordent et se fondent dans le décor, augmentent les corps, s’ajoutent et se retranchent en métamorphoses ondoyantes, et participent de cet univers à l’envers. Tunique de Pierrot lunaire, robe de statuaire pour la mère et jupe à arceaux pour Babouillec, seconde peau pour le danseur, franges ondulantes et masque abstrait, les présences sont cousues de rêves et d’ailleurs, elles évoluent de l’autre côté du rideau, émanations de leur environnement blanc. Comme un conte sans histoire. Une maison sans murs où se murmurent des secrets et révélations.
La création musicale de Xavier Jacquot, d’abord sourde et sombre, s’amplifie, gonfle en sonorités rock et réminiscences jusqu’à la scène finale et ses palpitations électros qui viennent littéralement faire tressaillir et soulever les corps. Entre-temps, Babouillec et Félicien Fonsino occupent à deux le plateau dans les aléas d’une chorégraphie sur le fil qui s’invente en un duo tactile et libre. Les contacts ne sont jamais forcés, ils se tressent en pointillé, les trajectoires n’obéissent à aucune loi, sinon à celle, physique, de l’impulsion. Babouillec traverse le miroir, s’approche précautionneusement des premiers rangs et son regard sur nous ne s’oubliera pas. À ses côtés, Félicien Fonsino a le corps souple et délié, presque flottant, le visage d’un mime. Il initie des propositions et répond aux inspirations de sa partenaire. Tout en lui est écoute et disponibilité, perméabilité et ouverture. Les voir évoluer, composer ensemble cette danse incertaine et tâtonnante vaut plus que toutes les chorégraphies les plus virtuoses. Il n’y a pas de perfection ou d’imperfection qui tienne ici. Il y a l’euphorie d’être ensemble dans la musique et le dense désir de danser. Palper cet imperceptible est une expérience unique et inouïe. Babouillec est un trésor et le miracle de la rencontre avec le public opère. Avec cet Ovni rêveur, Léna Paugam répond à la poésie par l’effacement de la volonté, l’humilité sincère, l’infime immense et l’essence de l’invisible. Et ce faisant, signe une œuvre dépouillée qui bouleverse.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Ovni rêveur, ou le corps éparpillé dans la tête
Texte Babouillec
Mise en scène Léna Paugam
Avec Babouillec, Félicien Fonsino, la participation de Véronique Truffert et la voix d’Arthur H
Transmission chorégraphique Thierry Thieû Niang
Assistanat à la mise en scène Caroline Darchen
Scénographie et vidéo Pierre Nouvel
Création sonore Xavier Jacquot
Création lumières Louisa Mercier
Costumes Philoména Oomens
Dramaturgie Leslie Six
Régie générale Damien Farelly
Accompagnement de Babouillec Véronique Truffert, Chimène Barros, Renaud TefninProduction Compagnie Alexandre
Coproduction Théâtre de Lorient – Centre dramatique national ; Initiatives d’Artistes / La Villette – Paris ; Centre national pour la création adaptée / Morlaix ; Le Quartz – Scène nationale de Brest ; Théâtre National de Bretagne / Rennes ; Les Bords de Scènes – Grand Orly Seine BièvreDurée : 1h15
La Villette, Paris
du 12 au 15 mars 2025Théâtre de La Fleuriaye, Carquefou
le 7 maiLes Bords de Scènes, Juvisy-sur-Orge
le 6 novembre
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