Dans Ordalie, créé à Lyon aux Célestins dans le cadre du festival Sens Interdits, Chrystèle Khodr poursuit son travail sur l’Histoire du Liban. Avec quatre comédiens nés après la guerre civile, qui interprètent une fiction proche de leur réalité, elle tente d’interroger aussi la capacité du théâtre à mettre fin à l’horreur.
Rassemblés à jardin en un petit groupe compact, comme si tout le reste du plateau n’était que menace, les quatre comédiens d’Ordalie ne sont pas tout à fait dans notre époque. Dans une sorte d’incantation, Élie Noujeim, Tarek Yaacoub, Rodrigue Sleiman et Roy Dib plantent le contexte de la pièce de Chrystèle Khodr : nous sommes le 1er septembre 2020, jour du centenaire de la création du Grand Liban par la puissance mandataire française. Emmanuel Macron, disent-ils en réprimant leur hilarité qui ne tardera pas à mettre fin à l’introduction, est en visite au Liban et l’ancien premier ministre libanais, démissionnaire suite à l’insurrection populaire de 2019, est reconduit dans ses fonctions. En plaçant au seuil de son spectacle une situation de fracture entre la politique libanaise et les individus qui en font les frais, l’autrice et metteure en scène exprime le désir qui l’anime depuis qu’elle crée des spectacles : faire du théâtre un espace où interroger, et même si possible où réparer les dysfonctionnements, les violences de son pays où elle continue de travailler malgré de très nombreuses difficultés.
Tandis qu’après leur entrée en matière aussi rituelle que rigolarde, les quatre comédiens avancent à tâtons dans la pénombre du plateau jonché de murs abattus, on comprend qu’ils sont aussi acteurs dans la fiction qui commence. Une fiction fort proche du réel, si l’on en croit les prénoms des personnages, identiques à ceux des acteurs. On pense alors à la création précédente de Chrystèle Khodr, Augures (2021), que nous découvrions comme celle-ci à Lyon au festival Sens Interdits qui la soutient de longue date. Dans cette pièce aussi il était question de théâtre : comédiennes depuis la fin des années 1970, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar y témoignaient de la vie théâtrale à une époque proche mais pourtant en passe de s’effacer des mémoires libanaises, celle de la guerre civile qui jusqu’en 1990 divisait Beyrouth en deux parties. Entre Augures et Ordalie toutefois, une part de fiction s’est immiscée entre les acteurs et les personnages. Contrairement à Hanane et Randa qui font entre elles et avec le public une sorte de pacte d’authenticité, les Élie, Tarek, Rodrigue et Roy du deuxième spectacle ne sont pas tout à fait les mêmes que les vrais.
Le cadre que se choisit Chrystèle Khodr pour créer dans Ordalie ce petit jeu, ce bâillement entre la scène et la vie est simple : ses quatre protagonistes, vieux amis de l’école de théâtre, se retrouvent par hasard, parmi des femmes et des hommes qui se rassemblent chaque nuit autour des ruines de leur ville, en quête de battements de cœur sous les gravats. Dans leur errance, l’autrice et metteure en scène peut aisément brouiller les frontières entre le vrai et le faux, entre le témoignage et la fiction. Elle ne s’en prive pas : la nuit d’Ordalie rassemble toutes sortes d’éléments divers. Elle place l’intime, réel ou imaginé, sur le même plan que les événements politiques évoqués. Elle met aussi sur un pied d’égalité la vie et la mort, le passé et le présent. Nous sommes ainsi davantage dans l’idée du Liban que dans un Liban concret. Et cette idée, malgré les horreurs variées qui la composent, présente une apparence plutôt homogène, un calme froid, empli de silences derrière lesquels on devine des dangers qui n’apparaissent jamais mais qui s’invitent dans les conversations des quatre amis.
Faute de frottements, de grincements, formant au contraire un univers assez cohérent, relativement apathique, le mélange de matériau qui caractérise Ordalie peine à rendre compte de la recherche passionnante de Chrystèle Khodr. Les nombreuses scènes des Prétendants à la couronne, pièce historique d’Ibsen dont les comédiens se jouent régulièrement des scènes entre eux, ne parviennent pas à donner à l’ensemble la dynamique, la folie qui manque, si présente dans Augures. On comprend que les rivalités entre rois norvégiens que raconte la pièce fait écho pour la metteure en scène au Liban, en particulier à l’échec de sa gouvernance après la guerre civile et jusqu’à aujourd’hui, sans que cela nourrisse véritablement une réflexion sur les mécanismes de l’Histoire. Au cœur de la pièce d’Ibsen, la notion d’« ordalie » – épreuve sensée déboucher sur une révélation – a beau donner son nom à la pièce de Chrystèle Khodr, sa présence dans les discussions sinueuses des comédiens n’est pas évidente à déceler.
La nuit plus ou moins métaphorique d’Ordalie abritant des sujets aussi multiples que l’homosexualité au Liban, le rapport entre hommes et femmes, la relation de ceux qui sont nés après la guerre avec celles et ceux qui les ont engendrés ou l’absence du moindre intermède de paix civile depuis des décennies, la pièce peine à développer un regard vraiment singulier et précis sur le pays. Si l’on ressent la difficulté à y créer, aujourd’hui aussi bien que par le passé, ce sujet n’est guère creusé comme il l’était dans Augures. Ce spectacle prouvait pourtant combien le théâtre était pour Chrystèle Khodr un endroit d’où non seulement regarder intensément le Liban, mais aussi où penser le présent, en travaillant entre autres à garder vive la mémoire du passé.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Ordalie
Conception écriture et mise en scène : Chrystèle Khodr
Librement Inspiré Des Prétendants à La Couronne d’Henrik Ibsen
Avec : Élie Noujeim, Tarek Yaacoub, Rodrigue Sleiman, Roy Dib
Scénographie et lumières Nadim Deaibes
Composition sonore : Ziad Moukarzel
Assistant à la mise en scène : Walid Saliba
Production : Théâtre Des 13 Vents CDN Montpellier Coproduction Théâtre Garonne Scène Européenne – Toulouse, Théâtre Nanterre – Amandiers – Centre Dramatique National, La Comédie, Centre Dramatique National De Reims, Scène Nationale d’Albi – Tarn Avec le soutien de La Chartreuse Villeneuve-Lez-Avignon – CNES – Programme NAFAS, Association Des Centres culturels de rencontre (ACCR) du Ministère de la Culture, l’ONDA – Office National de Diffusion Artistique.
Ce projet est lauréat de l’Ibsen Scope 2019.
Coréalisation Festival Sens Interdits et Célestins, Théâtre de Lyon
Théâtre des Célestins – dans le cadre du festival Sens Interdits
Du 19 au 22 octobre 2023Théâtre des 13 Vents – CDN de Montpellier, Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée
Les 22 et 23 novembre 2023Théâtre de la Joliette – Marseille
Le 25 novembre 2023Scène nationale d’Albi – Tarn
Le 28 novembre 2023Théâtre National de Catalogne – Barcelone
Les 24 et 25 avril 2024MC93 – Bobigny
du 2 au 8 mai
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