La chorégraphe et metteuse en scène Raphaëlle Boitel emmène son univers d’ombres et de lumières, à la croisée des disciplines, à la rencontre d’un type de récit dont théâtre et cinéma sont familiers : le drame familial. Les non-dits y prennent des formes superbes, hypnotiques.
Suspendue dans les airs, dans une obscurité que troue seulement un triangle de lumière braqué sur elle, Vassikili Rossilion a sur sa corde volante l’apparence d’une enfant qui dévale une pente herbeuse, dans une peur mêlée d’une certaine joie. Ne cessant d’apparaître puis de s’éclipser, tourbillonnante et riant d’un rire étrange, l’acrobate raconte un rêve récurrent. Un cauchemar qui toujours se termine dans une cave. Avec cette scène d’ouverture d’Ombres Portées, sa dernière pièce créée en 2021, mais très peu jouée jusque-là du fait de la pandémie, la chorégraphe et metteuse en scène Raphaëlle Boitel invite d’emblée les éléments qui rendent reconnaissable entre tous l’univers qu’elle déploie avec quelques fidèles complices depuis la création de sa Compagnie L’Oublié(e) en 2012. Elle introduit aussi de nouveaux matériaux dans son langage en clair-obscur, à la croisée des disciplines et peuplé d’individus le plus souvent féminins qui luttent contre eux-mêmes. Et contre ce qu’il y a de triste et de violent dans le monde.
Les mots, surtout, prennent dans cette pièce une place qu’ils n’avaient jamais eue jusque-là dans le travail de Raphaëlle Boitel. Accompagnant les mouvements heurtés des interprètes qui les portent, des quadrillages lumineux et une musique aux accents rocks qui déborde du plateau, ils disent une histoire comme il en existe beaucoup, mais assez peu dans les milieux du nouveau cirque et de la danse où s’inscrivent les spectacles de L’Oublié(e), avec un désir de sans cesse repousser les frontières entre les disciplines. C’est en effet une histoire de famille qu’Ombres Portées dessine. Car, si sa partition contient des mots qui parfois s’assemblent pour former des phrases, il s’agit davantage ici de dessin que de narration au sens classique. Le terme utilisé comme titre est d’ailleurs d’usage courant en arts plastiques. Désignant la zone sombre qui se forme derrière un objet ou une personne éclairée par une source lumineuse venant d’un point opposé, il présente Ombres Portées comme le rendez-vous de l’inexploré, de l’écarté.
Il fallait de l’audace pour initier une relation avec le langage autour d’un non-dit, incarné par la figure du père joué par un homme qui monte pour la première fois sur scène, Alain Anglaret. Raphaëlle Boitel et ses complices ont le talent et le savoir-faire qu’il faut pour créer le solide cadre nécessaire à leur gageure. Les lumières de Tristan Baudoin, également collaborateur artistique et scénographe du spectacle comme de tous ceux de L’Oublié(e), donnent aux acrobates les bases d’une grammaire dont les règles réelles ne sont pas forcément celles que l’on croit voir s’articuler sous nos yeux. Les sons électrisants du compositeur et musicien Arthur Bison, auprès de Raphaëlle Boitel depuis 2014, offrent eux aussi aux interprètes des pistes très marquées, très imposantes, qu’il leur revient tantôt de suivre, tantôt de transgresser.
Le sujet et l’objet, dans Ombres Portées, ne cessent de passer d’un corps à l’autre des six artistes, qui ont chacun leur manière de rater leur avancée sur les nombreuses lignes que tendent dans l’espace la lumière, le son et les agrès dont a la charge un autre des piliers des Oublié(e)s, Nicolas Lourdelle, qui est également présent au plateau dans le rôle du beau-fils volage, amoureux de deux des filles de la famille, dont le secret nous est révélé à mi-mots et à mi-gestes dès le tableau initial. Dans le ballet très chorégraphié de la pièce, où scènes individuelles et collectives se succèdent pour former un portrait de la cellule familiale bien sombre, mais non tout à fait sans lueurs d’espoir, de nombreuses esquisses d’histoires se révèlent d’une manière singulière. Ils n’apparaissent ni par les mots ni par le corps, mais à la jonction des deux ainsi que de toutes les autres composantes du spectacle, traités comme toujours chez Raphaëlle Boitel sans hiérarchie, dans une parfaite horizontalité. Soit de manière presque inverse aux grandes et petites tragédies de la fratrie d’Ombres Portées, chez qui les tentatives d’entraide, de douceur sont rarement récompensées.
Si, après toutes celles qu’ont pu montrer le cinéma et le théâtre, Raphaëlle Boitel parvient à donner consistance à une énième famille aux névroses et aux crises multiples, c’est en grande partie parce qu’elle le fait elle-même avec une famille, artistique celle-ci, et donc moins sujette aux névroses. Sans mettre en scène cette famille réelle jouant la famille fictionnelle, Ombres Portées en fait sentir la présence de par sa précision et sa capacité à immerger le spectateur dans son atmosphère chargée de signes, de sons, d’ombres et de lumières. La présence auprès des membres historiques de la compagnie de trois jeunes artistes, rencontrés par Raphaëlle Boitel sur Le Cycle de l’absurde, spectacle de fin d’études de la 32e promotion du Centre National des Arts du Cirque (CNAC) qu’elle a mis en piste – l’acrobate aérienne Vassikili Rossilion, l’acrodanseuse Tia Balacey et l’acrobate et danseur Mohamed Rarhib – est pour beaucoup dans la vivacité du spectacle et dans sa richesse. Aux côtés d’Alba Faivre et de Nicolas Lourdelle, chacun participe à l’étouffante atmosphère familiale tout en faisant du plateau un espace de recherche autour de sa propre pratique. C’est ainsi qu’à l’intérieur de la structure très écrite d’Ombres Portées s’invite la vie.
Pour vraiment prendre la mesure de la cohérence et de la complexité de l’univers sombre, mais jonché de lueurs de Raphaëlle Boitel, il est fortement conseillé d’adjoindre à la découverte d’Ombres Portées celle de sa création précédente, La Chute des anges, ainsi que du Cycle de l’absurde. Au Théâtre du Rond-Point pour le premier du 6 au 31 décembre 2022, en tournée pour le second – la compagnie L’Oublié(e) a repris la diffusion de cette création, afin de lui offrir l’existence qu’avait compromise le Covid –, ces deux pièces nous permettent avec la nouvelle de sonder la profondeur des ombres très cinématographiques de Raphaëlle Boitel et leur capacité surprenante à se transformer en intégrant des références de toutes sortes, aussi bien liées au 7e art qu’à la philosophie, aux arts plastiques ou encore à l’architecture. La famille de L’Oublié(e) est vaste.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Ombres Portées
Mise en scène et chorégraphie Raphaëlle Boitel
Avec Alba Faivre, Vassiliki Rossillion, Tia Balacey, Mohamed Rarhib, Nicolas Lourdelle, Alain Anglaret
Collaborateur artistique, lumière, scénographie Tristan Baudoin
Musique originale Arthur Bison
Machinerie, accroches, agrès, sécurité Nicolas Lourdelle
Espace sonore, régie son Nicolas Gardel
Construction décor Ateliers de l’Opéra National de BordeauxProduction Cie L’Oublié(e) – Raphaëlle Boitel
Coproduction Agora PNC Boulazac Aquitaine ; Tandem scène nationale Arras Douai ; Théâtre de Bourg-en-Bresse – scène conventionnée ; Le Grand T – théâtre de Loire Atlantique ; Carré – Colonnes – scène nationale ; La Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie / La Brèche à Cherbourg et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf ; Château Rouge – scène conventionnée d’Annemasse ; Le Carré Magique, PNC en Bretagne, Lannion
Accueil en résidence Théâtre de Bourg-en-Bresse, scène conventionnée ; Tandem, scène nationale Arras-Douai ; La Brèche, Pôle National Cirque de Normandie / Cherbourg-en-Cotentin ; Carré-Colonnes scène nationale
Aide à la création Opéra National de Bordeaux ; Le Champ de Foire – St André de Cubzac ; CRABB – Biscarosse ; Centre National des Arts du Cirque – aide à l’insertion professionnelle.La Cie L’Oublié(e) – Raphaëlle Boitel est conventionnée par le Ministère de la Culture DRAC – Nouvelle-Aquitaine, et subventionnée par la région Nouvelle-Aquitaine, le Département de la Dordogne et la ville de Boulazac Isle-Manoire ; en compagnonnage à L’Agora PNC Boulazac Aquitaine.
Durée : 1h10
Vu en novembre 2022 au !POC!, Scène artistique d’Alfortville
Théâtre Silvia Monfort, Paris
du 5 au 23 novembre 2024
La Faïencerie, Scène conventionnée de Creil
le 5 décembreLa Passerelle, Scène nationale de Gap
les 23 et 24 janvier 2025Théâtre Durance, Scène nationale Château-Arnoux-Saint-Auban
les 28 et 29 janvierLE ZEF, Scène nationale de Marseille
les 6 et 7 févrierCélestins, Théâtre de Lyon
du 19 au 23 mars
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