Inspiré par les musiques de Haendel, Bach, Mozart ou Beethoven, et créé en mémoire de Gerard Mortier, le très émouvant spectacle Ombra que présente l’Opéra Ballet de Flandre ne démentit pas l’élan vital et la force organique dont est toujours épris le beau geste chorégraphique d’Alain Platel.
Alors que tout commence dans le calme d’une étrange et silencieuse attente, c’est une tempête de gestes et d’émotions qui habite l’espace et surgit des corps durant toute la représentation du nouveau spectacle d’Alain Platel, Ombra, accueilli le soir de sa première à Anvers par une longue standing ovation. Sur scène, une communauté humaine, peut-être nomade, un peu hagarde, trouve une terre d’asile et d’apparent repos, au pied d’un arbre immense. Après les saisissantes dépouilles équines de Nicht Schlafen, Berlinde de Bruyckere a édifié pour décor un tronc énorme surmonté de branches tentaculaires, dénuées de tout feuillage, et ligaturées au moyen de tissus en lambeaux. Nu et lisse, son bois s’apparente à un épiderme irrité, égratigné, dont les tons sanguins accentuent la sensation d’une présence physique. L’arbre est bien un corps, superbe et souffrant. A demi déraciné, ce majestueux totem de grandeur et de vie menace de s’écrouler. Autour de son lent déclin, gravitent d’autres corps, ceux des choristes assis à son pied, et surtout ceux des danseurs, qui même s’agrippent, se nichent dans ses hauteurs, ses interstices. Cette hybridation de l’humain et du végétal au cœur du propos tenu par la plasticienne comme par le metteur en scène pose la question de l’harmonie entre l’individu et le monde alors que les catastrophes naturelles et humaines se multiplient et inquiètent.
La célèbre mélodie haendelienne Ombra mai fu, qui quasiment ouvre l’opéra Serse, d’abord chantée proche du murmure par le chanteur congolais TK Russel puis reprise à l’unisson par l’assistance qui l’entoure, se fait entendre comme un cantique ou un mantra, traduite dans une langue des signes devenue gestes incantatoires. Un drôle de cri, un spasme, une chute, viennent bientôt perturber ce délicat rituel. Une femme tremble de tous ses membres, un homme se déshabille, bascule et tombe à répétition. Leurs corps heurtés de secousses et de soubresauts disent le chaos advenu qui doit être dissipé.
Si forts et fragiles, les corps sont chez Platel habités d’une permanente intranquillité. Écorchés mais pas résignés, ils ne cessent de s’exhiber, de s’agiter, de déborder, et ce avec autant d’humour que d’accents tragiques. En délivrant une énergie puissamment sauvage et tapageuse, ils tentent de combattre pour mieux se libérer. Un véritable élan vital qui jamais ne s’étiole transcende la douleur. A la dérive, les danseurs se regroupent pour rejouer un radeau de la méduse désabusé. Plus vigoureuse est la sensualité avec laquelle s’adonne un couple d’Adam et Eve revisités. Leur insolite batifolage tenant plus du sport de combat ou de la corrida. Autant de jubilation que de rage dans l’expression sont ainsi poussées à leur paroxysme. Aussi bien musicalement que chorégraphiquement, Ombra prend un malin plaisir à faire s’exacerber son sens des mélanges et des contrastes. Lorsque le poignant Adagio de Samuel Barber laisse place au fulminant final de la 7e symphonie de Beethoven, la grave et solennelle méditation se voit aussitôt contrebalancée par une éclatante euphorie à laquelle il est impossible de résister.
Chanteurs, danseurs, musiciens, toutes les forces réunies en totale synergie dans la fosse et au plateau mettent leur talent et leur audace au service d’un propos qui chante le besoin de beauté pour conjurer le mauvais sort. Le chef d’orchestre Jan Schweiger soigne les dynamiques et les phrasés de pages musicales revisitées par Steven Prengels dans un style volontiers métissé. Le plaisir du dépareillage et la liberté de ton y sont parfaitement assumés.
La musique classique est depuis plus de vingt ans au cœur des productions d’Alain Platel mais n’est jamais traitée de façon muséale ou sacralisée. De ses incursions dans le monde de l’opéra, le mémorable Wolf célébrait de manière iconoclaste et très décomplexée l’universalité d’un Mozart déplacé dans un no man’s land urbain, entre arrière-cour de centre commercial et squat pour sdf et meute de chiens. Plus tard, C(h)œurs profitait de l’élan massif de plusieurs airs de bravoure extraits des opéras de Wagner et Verdi pour magnifier le groupe et sa force d’insurrection en se faisant l’écho du Printemps arabe et d’autres mouvements de protestation de type Occupy wall street ou les Indignés qui alors foisonnaient. Ces spectacles n’auraient pu voir le jour sans la conviction acharnée et l’amitié profonde de Gerard Mortier disparu il y a déjà dix ans et avec qui Alain Platel a entretenu un long compagnonnage. L’ancien directeur de l’Opéra de Paris, très attaché à la philosophie des Lumières, adorait Mozart et avait le Fidelio de Beethoven pour œuvre lyrique préférée. Selon toute évidence, il aurait beaucoup apprécié deux scènes majeures dans Ombra : lorsque les choristes entonnent le lumineux chœur des prisonniers (O welche Lust), imperturbables de ferveur malgré les intrusions intempestives d’une voix hurlante en haut-parleur et les sirènes d’alarme à répétition desquelles un jeune homme se protège, replié dans son monde intérieur, un casque de musique vissé sur les oreilles, ou bien encore le Soave sia il vento extrait de Cosi fan tutte, qui clôt la pièce dans un retour à une bienveillante quiétude. Peut être moins politique que profondément existentielle, cette nouvelle création d’Alain Platel illustre l’humanisme qui réunissait les deux hommes et leur idée commune selon laquelle l’art, la musique, le chant et la danse, sont autant d’éléments permettant de réfléchir l’état du monde et de panser ses plaies.
Christophe Candoni www. sceneweb.fr
Ombra
mise en scène Alain Platel
concept musical et composition Steven Prengels
chef d’orchestre Marc Piollet
chanteur TK Russell
danseurs Opera Ballet Flanders
Avec Zoë Ashe-Browne, Claudio Cangialosi, Morgana Cappellari, Nelson Earl, Christina Guieb, Misako Kato, Morgan Lugo, Austin Meiteen, Ester Pérez, TK Russell, Niharika Senapati, Louis Thuriot, Lateef Williams, Towa Iwase
chœur et orchestre Opera Ballet Flanders
scénographie Berlinde De Bruyckere
conception des costumes Dotje Demuynck
conception de l’éclairage Felice Ross
chœur dirigé par Jan Schweiger
chorégraphe invitée Mélanie Lomoff, Luis Marrafa
assistants à la mise en scène et à la chorégraphie Bérengère Bodin, Quan Bui Ngoc, Romain Guion
dramaturgie Hildegard De Vuyst, Koen Bollenproduction Opéra Ballet Flandres
coproduction laGesteOPÉRA D’ANVERS
du 30 mars au 14 avril 2024OPÉRA DE GAND
du 24 avril au 5 mai 2024
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