Dans leur nouvelle performance, Embodying Pasolini, l’actrice britannique Tilda Swinton et l’historien français de la mode et directeur artistique Olivier Saillard imaginent un singulier défilé-rituel pour redonner vie aux costumes des films de Pier Paolo Pasolini réalisés par Danilo Donati. Avec une grâce étrange, tissus d’hier et corps d’aujourd’hui rendent sensible la modernité paradoxale d’un cinéaste féru du passé.
Durant le centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini (1922-1975), les occasions ont été nombreuses de se replonger dans l’œuvre protéiforme de l’artiste révolté contre les violences politiques et autres dérives de son époque. Son biographe René de Ceccatti a republié son ouvrage de référence dans une édition augmentée, où il relate avec précision les faits et hypothèses concernant l’assassinat du poète, journaliste, cinéaste sur une plage d’Ostie. Des rétrospectives de son œuvre cinématographique ont été organisées, plusieurs de ses films sont ressortis en version restaurée. Et si au théâtre, 2022 n’a pas été particulièrement pasolinienne, les précédentes ont largement honoré la mémoire de l’artiste. Il y eut par exemple Théorème(s) de Pierre Maillet en 2021, et plus tôt La Nostalgie du futur, où la metteure en scène Catherine Marnas mêlait des textes de Guillaume Le Blanc et des entretiens de Pasolini. Autant de propositions qui s’attachent à montrer la grande contemporanéité des écrits et des films d’une figure majeure de l’art du XXème siècle.
Dans leur performance Embodying Pasolini, Tilda Swinton et Olivier Saillard participent eux aussi à ce désir d’entretenir, de raviver les traces laissées par Pasolini dans les arts et les pensées. Ils empruntent pour cela leur voie habituelle, la performance de mode, connue depuis plusieurs années du public du Festival d’Automne où ils ont été programmés à plusieurs reprises. Passer par la matière, par le tissu pour aborder une œuvre cinématographique réputée tantôt pour sa spiritualité – notamment dans L’Évangile selon Saint-Mathieu (1964) –, tantôt pour sa dimension mythologique – Œdipe roi (1967), Médée (1969) ou Les Mille et Une Nuits (1974) ou subversive – on pense bien sûr à son dernier film, Salò ou les 120 journées de Sodome (1975) –, peut surprendre. La place du costume dans les films de Pasolini n’est pas une chose sur laquelle on s’interroge spontanément, tant les vêtements que portent leurs acteurs souvent non-professionnels semblent naturels, en phase avec l’époque traitée et le récit qui s’y déploie. Pasolini, nous apprennent l’actrice britannique et l’historien français de la mode et directeur artistique de la maison J.M Weston Olivier Saillard, voyait pourtant dans l’habit beaucoup plus qu’un détail à régler : un point de départ.
Comme dans leur première collaboration, The impossible Wardrobe en 2012 au Festival d’Automne où ils travaillaient avec les costumes anciens conservés au Palais Galliera que dirigeait alors Olivier Saillard, les deux complices adaptent l’exercice du défilé de mode aux contraintes imposées par des objets de patrimoine. Dans Emboying Pasolini, Tilda Swinton et Olivier Saillard continuent de faire penser la mode autrement qu’à son habitude. S’ils en faisaient déjà de l’art en déplaçant leur centre d’intérêt hors de ses cadres d’origine, en remettant aussi en question les diktats du marché auxquels il est soumis – dans Eternity dress (2013) par exemple, la fabrication en direct d’une robe pour Tilda Swinton interrogeait le culte de la nouveauté entretenu par la mode -, ils vont plus loin dans leur nouvelle performance en y convoquant un autre art, le cinéma. En partageant avec le public le privilège qu’ils ont eu d’accéder aux costumes conçus par Danilo Donati et réalisés par les Ateliers Farani pour Pier Paolo Pasolini, les deux artistes nous invitent à une nouvelle traversée de l’œuvre du cinéaste. L’angle de sa longue collaboration avec son couturier, depuis L’Évangile selon Saint-Mathieu jusqu’à Salò ou les 120 journées de Sodome, est des plus fertiles.
La comédienne qui défile seule dans la performance, assistée seulement d’Olivier Saillard à l’habillage, n’explique rien de la relation de Pasolini à l’habit et à Danilo Donati : elle en restitue le mystère, la profondeur en mêlant les gestes de l’archiviste à ceux du mannequin. L’élégance androgyne, comme étrangère à toute réalité concrète de Tilda Swinton est pour beaucoup dans l’étrange magie d’Embodying Pasolini. Dès qu’elle commence à sortir de leurs gangues de papier des formes de bois aux allures de têtes à chapeaux stylisées à l’extrême, souvent déformées, la silhouette longiligne de Tilda, ses traits aiguisés comme ceux d’un masque nous plongent dans un espace-temps très particulier. En mettant en scène sa découverte des objets puis des costumes de Pasolini, avant de faire « comme si » elle les enfilait – les précautions dues aux textiles anciens l’empêchent de vraiment les porter –, l’actrice approche le passé avec un corps et une gestuelle à la mode d’aujourd’hui. Au lieu de copier l’esthétique de Pasolini, Tilda Swinton et Olivier Saillard en inventent une transposition dans leur langage.
En plaquant sur elle les vêtements du Decameron ou des Mille et Une Nuits ou en tournant autour, restant parfois muette ou disant seulement une réplique du personnage dont elle revêt les atours, Tilda Swinton ne réfère pas aux images des films, mais à l’énergie, au désir qui les a fait naître. Devant un grand écran qui reste blanc, elle esquisse des caractères mais surtout donne à ressentir leurs fantômes : les pensées, les mains, les chairs qui les ont fait naître. Dans l’espace vide qu’elle laisse entre elle et les précieux tissus, la mannequin-archiviste nous laisse projeter la révolte de Pasolini, ou encore son désir de faire du cinéma un art au plus près du réel. En créant pour Pasolini un défilé sur-mesure, Tilda Swinton et Olivier Saillard partagent avec délicatesse l’espace de liberté qu’ils s’inventent en se défaisant des carcans de la mode.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Embodying Pasolini
Conception et interprétation, Olivier Saillard et Tilda Swinton
Collaboration artistique, Gaël Mamine
Costumes, Danilo Donati des ateliers Farani, direction Luigi Picolo
Formes en bois des ateliers Pieroni, direction Luigi Pieroni.
Studio manager, Aymar Crosnier
Production Studio Olivier Saillard
Coproduction Zetema Progetto Cultura, Roma et Azienda, Festival d’Automne à Paris.
En collaboration avec la Fondazione Sozzani.
Avec le soutien de Gucci.
Durée : 1h45
Fondazione Sozzani – Dans le cadre du Festival d’Automne
Du sam. 3 au sam. 10 décembre 2022
Mer. et ven. 19h et 21h30, jeu. 20h, sam. 18h et 20h30, dim. 17h et 19h30, relâches lun. et mar.
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