En prenant pour sujet l’occupation d’un théâtre, Sacha Ribeiro et les membres de la bien nommée compagnie Courir à la catastrophe auscultent la façon dont commence et finit une lutte, et comment elle transforme celles et ceux qui en font l’expérience. Un spectacle aussi drôle que pertinent.
Ce ne pourrait être que le récit d’une occupation de théâtre vécue, et portée au plateau. Nonobstant la mise en abyme, un tel projet serait extrêmement paresseux, et sans grand intérêt. Œuvrer son cri est tout le contraire. Parce que depuis leur sortie de l’ENSATT, en 2017, Sacha Ribeiro (ici à l’origine de la proposition de cette écriture collective et metteur en scène) et sa complice Alice Vannier (ici comédienne), avec qui il a fondé la compagnie Courir à la catastrophe, travaillent sur « l’engagement politique et plus précisément sur la question de l’empêchement. Pourquoi je ne m’engage pas pleinement ? De quoi j’ai peur ? Qu’est ce qui me retient ? Quels sont mes endroits intimes de lutte ? Quel regard je porte sur le passé et les anciennes luttes et sur leurs héritages ? ». Beau programme. Encore fallait-il savoir en faire théâtre.
Le fait qu’ils aient côtoyé la figure du clown durant leur formation aux côtés d’Alain Reynaud, d’Heinzi Lorenzen ou encore, dans une autre mesure, d’Aurélien Bory transpire dans cette création née en janvier 2022 aux Célestins, à Lyon. Tous savent se décaler de leurs personnages très identifiés. Durant l’occupation qui se met en place pour que le théâtre ne devienne pas un supermarché, ils dialoguent avec la figure de l’adjoint au maire d’arrondissement au vocabulaire lénifiant et peu soutenant, une habitante aux yeux de qui ce « genre d’initiatives ramènent de mauvaises fréquentations », un plasticien qui y voit l’occasion d’avoir un espace pour travailler ses « œuvres monumentales » ou sa femme d’y organiser des chorales. Comment l’individu se positionne donc face au collectif ? Les occupants vont y répondre, tentant de trouver un consensus impossible, même au sein de leur groupe qui se heurte, dans les actions du quotidien, à la ligne à tenir. Dans une scène très drôle de préparation d’un repas qui vire à la crise de nerfs, tous les différends s’exposent et jaillit la peur intrinsèque de devenir « une personne qu’on ne veut pas devenir ».
Constamment, les acteurs disent leur peur d’être des imposteurs, comme leurs personnages qui se confondent et se dédoublent sans cesse. Jamais ils ne sont en surplomb de leur sujet, craignant d’être trop dans la parole et pas assez dans les actes. Pourtant, s’ils ont eux-mêmes occupé un théâtre, en 2016, en opposition à la loi El Khomri, ils s’inspirent de ce que d’autres ont fait à l’Odéon en 1968, et plus récemment au Théâtre de la Place à Liège, au Théâtre Valle de Rome ou la Volksbühne de Berlin, sous (et contre) l’ère de Chris Dercon. Ceci n’est pas exposé, mais les a nourris. Ils en font une fiction où un amoureux déclare sa flamme quand sa voix est recouverte par le bruit d’une perceuse, où Pierre Richard le poisson rouge meurt dans un évier.
Cette « petite tentative de révolution » a la vitalité, la drôlerie et le fort engagement de leurs précédents spectacles En réalités (d’après La Misère du monde de Bourdieu) et 5,4,3,2,1 j’existe mais je ne sais pas comment faire. Ceux qui ont suivi Œuvrer son cri ne disent pas autre chose que cette préoccupation profonde de regarder le monde et d’essayer d’y prendre part avec leurs outils, et leur talent : c’est le cas dans La Brande, puis dans le quatuor mi-théâtre mi-cirque À tout rompre. En entame d’Oeuvrer son cri, il y a une vidéo de six minutes, des entretiens avec les huit comédiennes et comédiens sur la raison de cette pièce ; en clôture, une autre les montre vêtus de costumes faits à vue durant le spectacle. La lutte les a faits chacun devenir travailleurs et travailleuses. Bertolt Brecht et Pina Bausch les ont accompagnés sur ce cheminement aux allures de danse-farandole tout sauf doucereuse. Ensemble, ils rapiècent les différentes rencontres qui les ont menés à faire du théâtre et démontrent en quoi faire du théâtre est une façon de participer pleinement à la société.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Oeuvrer son cri
Écriture collective d’après une proposition de Sacha Ribeiro
Mise en scène : Sacha Ribeiro
Avec Logan de Carvalho, Camille Davy, Alicia Devidal, Marie Menechi, Lisa Paris, Clément Soumy, Simon Terrenoire, Alice Vannier
Scénographie : Camille Davy
Lumière Clément : Soumy
Costumes : Léa Émonet
Vidéo : Jules Bocquet
Son : Robert BenzProduction Courir à la Catastrophe
Coproductions Théâtre des Célestins – Lyon, Théâtre de la Cité internationale – Paris
Avec le soutien des Ateliers Médicis et du dispositif Création en Cours, de la DRAC Auvergne – Rhône-Alpes, de la ville de Lyon, et de la SPEDIDAM.
Le spectacle a reçu le soutien du CDN Normandie – Rouen dans le cadre d’une résidence artistiqueDurée : 1h45
Festival Off d’Avignon 2024
Théâtre des Carmes
du 5 au 21 juillet (sauf les 9 et 16), à 16h05
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !