Le metteur en scène livre une version remarquable de limpidité de la tragédie des tragédies de Sophocle, où le politique et l’intime s’entremêlent intensément.
« Il est l’heure de commencer ». En franchissant les portes de son palais, Œdipe ne croit sans doute pas si bien dire. Arrivé à l’heure prévue, le maître de Thèbes a un triple rendez-vous : rendez-vous avec son peuple qui lui demande des comptes sur sa gestion de la cité, ravagée par la peste ; rendez-vous avec les Dieux, et avec leurs oracles que depuis son plus jeune âge il tente de déjouer ; rendez-vous avec lui-même, et avec sa destinée que, par un entêtement forcené, il refusait jusqu’à présent de voir. Combinées, ces trois forces mettent en branle la machine infernale, décrite au XXe siècle par Jean Cocteau, celle qui, peu à peu, broie l’omnipotence du souverain et le précipite dans deux métamorphoses successives : de roi à tyran, lorsqu’il se transforme en inquisiteur zélé du meurtrier du Laïos ; de tyran à homme de peu, lorsque, les yeux crevés, il n’a plus d’autre choix, une fois le pot aux roses découvert, que de se résoudre à l’exil offert par Créon. C’est cette chute d’une brutalité et d’une cruauté sans pareilles qu’Eric Lacascade suit au plus près, pour ne pas dire à la trace, dans la version, remarquable de limpidité, de cette pièce de Sophocle qu’il livre au Printemps des Comédiens.
Loin de partir bille en tête, le metteur en scène s’est adonné, avant de se mesurer au plateau qu’il affectionne tant, à un minutieux travail de tisserand. Après avoir jeté son dévolu sur la transposition que Bernard Chartreux avait réalisée pour Jean-Pierre Vincent à la fin des années 1980, en rebaptisant au passage l’œuvre Œdipe tyran, il s’est lancé dans un vaste chantier de combinaison et de recombinaison à partir de quatorze autres traductions différentes. En ressort un bijou dramaturgique qui étonne dans sa façon de se mettre à hauteur d’esprits contemporains, d’explorer les fondements antiques pour éclairer les troubles présents, d’entremêler le politique et l’intime. Chez Eric Lacascade, Œdipe roi et Œdipe homme, telles les deux parties d’un même symbole, ne font qu’un, alors que la tyrannie et la mendicité semblent à portée équidistante de main. Cet Œdipe-là apparaît progressivement moins royal qu’humain, assailli par le doute, cerné par les châtiments divins, transpercé par la douleur d’un mari et d’un père sincèrement aimant. Autant d’éléments qui permettent de générer une compassion rare à son endroit, et d’inclure les spectateurs, à l’instar des lieux, dans une boucle organique.
Car, au lieu de le considérer comme un obstacle à surmonter, le metteur en scène a fait du sublime écrin de l’Agora de Montpellier une force sur laquelle s’appuyer pour bâtir des passerelles temporelles et scéniques. La magnifique scénographie d’Emmanuel Clolus apparaît alors comme le prolongement naturel de cet ancien couvent, tout comme l’occupation de l’espace organisée par Eric Lacascade. Au-delà du chœur qui s’impose, y compris dans son positionnement, comme un passeur, entre les spectateurs et les acteurs et, chemin faisant, entre les citoyens et le roi, les personnages paraissent surgir constamment de toutes parts et de toutes portes pour nourrir une ébullition collégiale. Matricé par une épatante utilisation des diagonales, le plateau semble continuellement sous haute tension, comme irradié à son tour par la puissance de cette enquête destructrice. Une ambiance de chaudron qu’Eric Lacascade doit aussi, de façon paradoxale, aux troubles sonores propres au jeu en extérieur. Plutôt que de se laisser distraire par les cris alentours, les aboiements intempestifs des chiens, les vrombissements des avions et les tintements du tramway, les comédiens puisent dans cette adversité, qui parasite parfois la réception de leurs voix nues, une énergie capable de nourrir la force de leur jeu.
Impeccablement dirigés, tous émerveillent aussi bien dans leur sens du collectif que dans leurs partitions individuelles, à commencer par Christophe Grégoire, étincelant dans sa faculté à dompter les variations œdipiennes qui s’imposent comme le cœur battant de cette marche implacable vers l’abîme. Innervés par une réelle intensité, ils se montrent chacune et chacun à leur endroit en mesure de mettre les déchirements, familiaux et intimes, à découvert, sur la place publique, sans jamais en faire trop, et en osant même parfois manier l’art subtil du décalage qui permet d’esquisser quelques sourires. Ainsi vivifiée, Œdipe roi passe alors pour ce qu’elle est : la mère de toutes les tragédies qui, en elle-même, porte les germes de toutes celles qui suivront ; et Eric Lacascade pour ce qu’il est : un grand metteur en scène, trop rare sur les plateaux français, aussi à l’aise au contact des maestros russes Gorki et Tchekhov que de l’antique Sophocle.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Œdipe roi
de Sophocle, d’après la traduction de Bernard Chartreux
Adaptation et mise en scène Eric Lacascade
Avec Emil Abossolo Mbo, Alexandre Alberts, Leslie Bernard, Alain d’Haeyer, Christophe Grégoire, Éric Lacascade en alternance avec Jérôme Bidaux, Christelle Legroux, Agnès Sourdillon, Léonor Sintes et Sacha Navarro Valette en alternance avec Mathilde Gaumain et Shirel Girynowicz
Collaboration artistique Leslie Bernard, Jérôme Bidaux et Maija Nousiainen
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumières Stéphane Babi Aubert
Son Marc Bretonnière
Costumes Sandrine Rozier assistée de Marie-Pierre CalliesProduction Compagnie Lacascade, Le Printemps des Comédiens
Coproduction Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, La maison de la culture de Bourges – Scène nationale, Théâtre de Caen, Magnificient Culture Beijing
La Compagnie Lacascade est conventionnée par la Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Occitanie
Avec le soutien de la Spedidam et de l’ENSAD MontpellierDurée : 1h30
Théâtre du Nord, Lille
Du 11 au 15 octobre 2023
mercredi 11 à 20h
jeudi 12 à 19h
vendredi 13 à 20h
samedi 14 à 18h
dimanche 15 à 16hAu Théâtre de Caen
30 novembre et 1er décembreAu Théâtre de Bourges
12 et 13 décembre 2023
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