Au Studio Marigny, Eric Ruf remet la tragédie racinienne sur le métier et la libère de tout oripeau. Sans décor, ni costumes, le patron de la Comédie-Française place le jeu au centre de tout.
Il existe un art encore plus délicat à manier que celui du contre-temps, c’est celui du contre-pied. Habituel concepteur de scénographies majestueuses, dont il fait régulièrement profiter ses camarades metteurs en scène du Français, Eric Ruf s’y est essayé. Contraint par l’exiguïté du plateau du Studio Marigny – où la Comédie-Française a trouvé refuge, le temps que les travaux de la salle Richelieu soient terminés –, il n’a pas pu reprendre le décor de sa première version de Bajazet, donnée il y a quelques années au Vieux-Colombier, et a décidé, chemin faisant, de tout remettre à plat. Exit donc la forêt d’armoires anciennes et les beaux costumes. Réunis autour d’une table de lecture, en tenue de ville, les comédiens-français, en grande partie renouvelés, se retrouvent seuls face au texte de Racine, entre leurs mains ou sous leurs yeux.
Loin, très loin, de la version sous opiacés et augmentée de Frank Castorf, ce Bajazet là se veut beaucoup plus sage, sans, pour autant, tomber dans l’écueil de la révérence. Encouragé par son parti-pris scénique radicalement dépouillé, Eric Ruf s’est concentré sur le texte, mais aussi sur le jeu, placé au centre de tout. Quand certains se font piéger par la métrique des alexandrins raciniens, il la respecte simplement, sans s’y laisser enfermer, et cherche à rendre la parole des personnages la plus limpide et intelligible possible. Pour lui, l’enjeu n’est pas de faire ronfler les vers, mais bien de révéler la tempête sous les crânes et dans les fors intérieurs qui menace de faire vaciller le pouvoir du sultan Amurat, de montrer que l’amour et ses sentiments – du désir à la jalousie – constituent le cœur battant de l’œuvre, ceux par qui la tragédie arrive.
Au long d’allers-retours subtils entre leurs rôles d’acteurs à la table et les personnages qu’ils incarnent, les comédiens-français se font peu à peu emporter par la force centripète générée par ces derniers. Ils touchent alors du doigt l’une des magies premières du théâtre, celle de faire advenir la fiction sans que, dans l’environnement immédiat, rien n’y prépare, ou presque. Seules les lumières patiemment travaillées de Bertrand Couderc viennent régulièrement en renfort. Chaudes quand sonne l’heure des confidences, crues lorsque les secrets longtemps gardés explosent en vol, elles font partie intégrante de la dramaturgie, et guident l’œil et l’esprit des spectateurs dans les tortueuses circonvolutions de l’intrigue et du sérail.
Pour les comédiens, ce pari a tout d’un défi, dans sa façon de placer le sort de la pièce uniquement entre leurs mains. Dans sa distribution, Eric Ruf a d’ailleurs fait le choix de l’audace et du mélange des générations. En Acomat plus rond qu’à l’accoutumée et en Roxane humaine, trop humaine, Hervé Pierre et Clotilde de Bayser – unique survivante de la première version – s’imposent comme les inamovibles piliers et donnent, chacun à leur manière, une belle épaisseur à leurs personnages. A leurs côtés, les jeunes pensionnaires, Elissa Alloula et Birane Ba, donnent le change sans rougir. Sobre Bajazet, le second parait malgré tout plus solide que la première. En dépit de jolis moments de bravoure, elle semble parfois débordante d’émotion et pourrait adopter un jeu plus en retenue. Il en faudrait toutefois bien davantage pour faire chanceler un édifice de si haute volée.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Bajazet
de Jean Racine
Mise en scène Eric Ruf
Avec Sylvia Bergé, Clotilde de Bayser, Hervé Pierre, Bakary Sangaré, Birane Ba, Elissa Alloula, Claïna Clavaron
Lumière et vidéo Bertrand CoudercDurée : 2h
Studio Marigny, Paris
du 17 octobre au 15 novembre, à 18 heures
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