Sylvain Maurice s’empare du Penthésilée de Heinrich von Kleist. Il concentre son adaptation sur la figure éponyme de la reine des Amazones, dont il confie le rôle à Norah Krief. Entourée des musiciens Rishab Prasanna et Dayan Korolic, elle est dans La Fête des roses une merveilleuse conteuse d’aujourd’hui habitée par une guerrière d’hier.
Lorsqu’elle entre en scène avec Rishab Prasann et Dayan Korolic, juchée sur de hauts talons très pailletés, Norah Krief a tout de la chanteuse venue de loin pour donner le meilleur à ses admirateurs locaux. En l’occurrence, ceux de Sartrouville, où est créée La Fête des Roses mise en scène par Sylvain Maurice. Avec son long manteau noir qui laisse voir le bas d’un chic pantalon à motifs militaires, et son espèce de toque surmontée d’une plume – la costumière Olga Karpinsky réussit là un bel assemblage –, la comédienne brouille toutefois sa propre piste : si une pièce de son costume évoque quelque partie du monde, une autre nous en éloigne pour nous emmener ailleurs. Peut-être dans la Tunisie de sa mère, qu’elle convoque avec force dans son spectacle Al Atlal, où elle est là aussi entourée de musiciens virtuoses. Mais ce n’est pas en arabe que Norah Krief nous présente, texte à l’appui, la raison de sa présence sur scène : le récit du destin de l’héroïne éponyme de Penthésilée de Heinrich von Kleist, traduit en français par Ruth Orthmann et Éloi Recoing.
Nous voilà donc partis avec la comédienne et ses deux musiciens pour une Grèce antique que la première semble découvrir à mesure qu’elle s’empare de l’adaptation du texte de Kleist réalisée par Sylvain Maurice. « Je vais vous raconter un épisode méconnu de la Guerre de Troie – vous savez l’Illiade, ce grand texte écrit par Homère en 850 avant notre ère – enfin on a pas la date exacte hein… », commence-t-elle. Le voyage s’annonce très personnel. À sa manière de s’adresser directement à nous, de commenter par quelques mots mais surtout avec force sourires pleins de sous-entendus et autant d’hésitations l’histoire de Penthésilée la reine des Amazones, Norah Krief exprime autant sa distance par rapport à la guerrière grecque et à son amour impossible pour Achille que son désir d’aller vers eux. Si elle commence comme un conte, comme une fable légère grâce à la manière dont l’actrice s’amuse des comportements excessifs, violents de ses protagonistes, La Fête des Roses finit en drame. En sang et en larmes.
Versé par Penthésilée qui l’aime et n’en a pas le droit du fait d’une loi ancienne de son peuple amazone, le sang d’Achille réduit à néant ou presque l’écart qui séparait au départ l’actrice d’aujourd’hui de l’héroïne du mythe d’hier. Non sans résistances, non sans luttes. Savamment orchestré par Sylvain Maurice, qui en une vingtaine d’années a monté de nombreux seuls en scène qu’il qualifie de « monodrames » – L’Apprentissage et Un jour, je reviendrai de Jean-Luc Lagarce par exemple, interprétés par Vincent Dissez, également seul comédien de l’adaptation par Sylvain Maurice du roman Réparer les vivants de Maylis de Kerangal –, le dialogue entre Norah Krief et Penthésilée révèle autant l’une que l’autre. En décidant de centrer son adaptation sur la protagoniste centrale de la pièce de Kleist, Sylvain Maurice offre à la comédienne un vaste espace de pensée et d’action, de création. Norah Krief l’arpente avec un bonheur manifeste, et aussi avec une certaine inquiétude qui confirme l’intérêt de l’exercice.
Avec son allure de nulle part et de partout à la fois, souligné par Dayan Korolic et Rishab Prasann dont la basse et les flûtes sont pour beaucoup dans l’espace-temps étrange de la pièce et dans sa dimension rituelle, Norah Krief interroge à travers les mots de Kleist la notion de représentation. Son charisme, sa façon très franche d’en découdre avec l’espace presque vide de la scène – avec un arc de cercle fait de lumières type néon mis au point par le créateur lumière Rodolphe Martin, on retrouve le goût de Sylvain Maurice pour l’épure, qui place l’acteur au centre de l’instant théâtral –, mêlés à une grâce féline autant qu’enfantine font de Norah Krief une sorte d’alter ego de Penthésilée. Si elle s’achemine progressivement vers l’incarnation de la reine s’érigeant contre la loi des hommes en gouvernant un peuple de femmes autonomes jusque dans leur manière de se reproduire – lors de la Fête des roses, elles décident des territoires à envahir afin d’en enlever les hommes dans la force de l’âge –, Norah Krief le fait avec une grande liberté. Entre flûte et basse, sa voix s’envole en manière de jazz.
Chaque chapitre, que la comédienne introduit de manière à revenir au présent du théâtre, est pour elle l’occasion d’expérimenter un rapport particulier avec Penthésilée et tous les personnages dont elle porte aussi les voix : Achille, Ulysse, Prothoé la confidente de la reine… C’est aussi une façon de garder vivante et singulière la relation intime qu’elle a nouée avec le public dès les premières minutes du spectacle, avec ses airs d’étrange diva un peu effarouchée par le texte qu’on lui a mis entre les mains. En interrogeant sans cesse son matériau, en en tirant autant de modes de jeu que possible, Norah Krief joue le drame autant qu’elle joue avec. Le mythe, avec elle, a des airs d’éternelle jouvencelle.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
La Fête des roses
D’après Heinrich von Kleist
Version scénique et mise en scène Sylvain Maurice
Avec Norah Krief et les musiciens Dayan Korolic et Rishab Prasanna
Texte français Ruth Orthmann et Éloi Recoing
Composition originale Dayan Korolic
Lumière Rodolphe Martin
Costumes Olga Karpinsky
Régie générale et lumière Fabien Vandroy
Régie son Eliott Hemery ou François Mallebay
Construction totems et décor Adrien Alessandrini et Mehdi Mazouzi / lycée Jules-Verne de Sartrouville
Avec la collaboration technique d’André Neri
Réalisation informatique et musicale, design sonore basse Joseph EscribeProduction Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN, avec l’aide la SPEDIDAM
Off 2022
Le 11
7 – 29 JUILLET À 13h30
Relâches les mardis 12, 19 & 26
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