En s’emparant de l’oeuvre rageuse d’Ibsen, le metteur en scène fait mouche. Grâce à une lecture toute en ambivalence, il dresse le portrait d’une époque, la nôtre, en proie à des vents contraires qui menacent de la faire chavirer. La pièce créée à la MC 2 de Grenoble, poursuit sa tournée à l’Odéon – Théâtre de l’Europe.
C’est là, sans aucun doute, que l’on reconnait au premier coup d’oeil un chef d’œuvre, à sa capacité à résister aux assauts du temps, à parler d’aujourd’hui comme il parlait d’hier, à entrer, avec la même puissance, en résonance avec les maux de nos sociétés contemporaines, comme il avait pu le faire avec celles du passé. Lorsqu’il a trempé sa plume dans l’acide pour écrire Un Ennemi du peuple, Ibsen entendait, avant tout, répondre à ses détracteurs, à cette cohorte de conservateurs et de libéraux qui l’avaient voué aux gémonies à l’occasion de la découverte des Revenants, cette pièce si sulfureuse pour la Norvège de l’époque – qualifiée « d’égout à ciel ouvert » par la critique – qu’elle l’avait faite trembler sur ses bases.
Force est de constater aujourd’hui qu’elle va évidemment bien plus loin qu’une simple réponse du berger à la bergère, et que sa dénonciation des errements et paradoxes démocratiques n’a rien perdu de son acuité. Bien au contraire. Comme Thomas Ostermeier avait su le faire, en 2012, au Festival d’Avignon, Jean-François Sivadier façonne cet or théâtral à sa main. Dans un magnifique décor, co-conçu avec Christian Tirole, l’eau, contenue par un ensemble de bâches plastiques savamment éclairées par les lumières de Philippe Berthomé, est omniprésente, à la fois comme levier économique consubstantiel à cette station thermale, symbole de la noyade générale et pomme de la discorde originelle entre Peter et Tomas Stockmann.
L’alliance entre le préfet et le médecin semblait pourtant, jusqu’ici, pour le moins fructueuse. A l’origine du projet de construction de nouveaux bains pour garantir la prospérité de leur ville natale, les deux hommes se déchirent lorsque le second découvre qu’une bactérie a envahi les canalisations et menace les curistes. Persuadé que la vérité, seule, lui permettra d’emporter l’adhésion collective, Tomas Stockmann, bouffi d’orgueil et avec une naïveté dénuée de tout sens politique, est certain que son frère entendra raison au nom de l’intérêt collectif. Sauf que le Préfet a une toute autre approche de la vérité. Par pragmatisme économique, et pour protéger les intérêts des actionnaires des bains, Peter monte un vaste stratagème d’influence afin de discréditer son frère, et d’en faire un ennemi du peuple.
En ne sortant que très rarement des gonds ibseniens, rénovés par la nouvelle traduction d’Eloi Recoing, Jean-François Sivadier échappe à l’écueil du manichéisme et prouve que cette kyrielle de personnages est bien plus ambivalente qu’une approche superficielle le laisserait à penser. Jamais caricatural, il s’attache à révéler leurs faces claires et leurs faces sombres, leurs aspirations dissonantes, et notamment celles de Tomas Stockmann, fameux « ennemi du peuple », qui prend toute son ampleur dans le quatrième acte, celui de la réunion publique, grâce au jeu hors-pair de Nicolas Bouchaud, parti docteur naïf et devenu harpie politique par le truchement des manigances de ses adversaires. A l’avenant, l’ensemble de la distribution est prise dans cette transformation très progressive. Encore un peu vert, dans une première partie, lors de la création de la pièce à la MC2 : Grenoble, le jeu des comédiens, qui gagnera en précision, c’est certain, au fil des représentations, se fait beaucoup plus affirmé dans les trois derniers actes.
Car, au fur et à mesure, tous profitent de la fine lecture de la pièce proposée par Sivadier, qui se plait à l’arrimer aux maux de notre temps, encore plus complexes que ceux d’Ibsen. Certes, l’argent occupe toujours une place de choix, mais il se double d’autres items – l’urgence écologique, le lobbying, les lanceurs d’alerte… – auxquels son adaptation fait immédiatement songer. Si quelques moments comiques jaillissent ça et là – telles ces deux versions d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, l’une ronflante, l’autre cacophonique sur le mode du Portsmouth Sinfonia – le fond de l’air est grave. Par le décalage dû à l’abus de langage, qui dévie peu à peu les discussions du scandale initial, c’est un jeu de destruction irrémédiable qui se met en place.
En même temps que la vie de l’ennemi du peuple, Sivadier déconstruit et abolit tout son environnement, y compris scéniquement, sous le regard du public pris à témoin. Celui qui s’était cru soutenu par la « masse compacte » la voue désormais à l’extermination. Derrière lui, peut aussi bien se cacher un lanceur d’alerte éclairé, un dangereux populiste, qu’un pourfendeur d’une tyrannie de la majorité abêtie. En face, ses adversaires déploient des trésors de mesquinerie. Qu’ils soient représentant de l’Etat, défenseur modéré des petits propriétaires ou simple journaliste, tous roulent pour des chapelles privées, loin, très loin, de l’intérêt collectif. Grâce à la subtilité de Sivadier, chacun pourra y reconnaître les amis ou ennemis qu’il souhaite.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Un Ennemi du peuple
de Henrik Ibsen
Texte français, Éloi Recoing
Mise en scène, Jean-François Sivadier
Collaboration artistique, Nicolas Bouchaud et Véronique Timsit
Avec Sharif Andoura, Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Cyprien Colombo, Vincent Guédon, Jeanne Lepers, Agnès Sourdillon et la participation de Valérie De Champchesnel, Julien Le Moal et Christian Tirole
Dramaturge et assistante à la mise en scène, Véronique Timsit
Scénographie, Christian Tirole et Jean-François Sivadier
Lumières, Philippe Berthomé assisté de Jean-Jacques Beaudoin
Costumes, Virginie Gervaise
Son, Eve-Anne Joalland
Accessoires, Julien Le Moal
Maquillage, Noï KarunaProduction déléguée Cie Italienne avec Orchestre
Coproduction MC2 : Grenoble ; Odéon-Théâtre de l’Europe ; Théâtre National de Strasbourg ; Le Quai-CDN Angers Pays de la Loire ; La Criée Théâtre National de Marseille ; Théâtre de Caen ; Théâtre Firmin Gémier / La Piscine
Avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication
La nouvelle traduction commandée à Eloi Recoing par la compagnie est éditée chez Actes-Sud Papiers
Remerciements à La Colline – Théâtre national, MC93 Bobigny, Théâtre national de Bretagne, Théâtre 71 de MalakoffDurée : 2h45
MC2 : Grenoble
Du 7 au 15 mars 2019
Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris
Du 9 mai au 15 juin
8 au 12 octobre 2019 / Lille – Théâtre du Nord
16 au 20 octobre 2019 / Chatenay-Malabry – Théâtre Firmin Gémier / La Piscine
5 au 10 novembre 2019 / Lyon – Les Célestins
14, 15 novembre 2019 / Dunkerque – Le Bateau Feu
19 au 21 novembre 2019 / Théâtre de Caen
26 au 28 novembre 2019 / Clermont-Ferrand – La Comédie
4, 5 décembre 2019 / Perpignan – L’Archipel
10 au 20 décembre 2019 / Théâtre National de Strasbourg
7 au 9 janvier 2020 / Angers – Le Quai
15, 16 janvier 2020 Grand Théâtre de la ville du Luxembourg
22 au 25 janvier / Marseille – La Criée
30, 31 janvier, 1er février / Saint-Quentin-en-Yvelines, scène nationale
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !