Au Théâtre National de Strasbourg, Elisabeth Chailloux plonge à corps perdu dans la pièce aussi brillante que glaçante de Marie NDiaye, et offre à la comédienne un rôle taillé sur-mesure.
Mme Lemarchand n’est pas femme à y aller par quatre chemins. Alors, d’entrée de jeu, elle pose ses désirs sur la table : « Je me suis laissé dire que vous avez une femme qui ferait mon affaire », assène-t-elle à Franck, sans autre forme de procès. Cette « femme », c’est sa femme, Hilda, dont Mme Lemarchand s’est entichée avant même de la rencontrer. Grande bourgeoise d’une petite ville de province, elle ne cherche pas une « simple » domestique pour s’occuper de son intérieur et de ses trois enfants, mais bien « une femme de corvée et de devoir », « une femme de service », « une femme de servitude », « une femme de peine ». Dans sa bouche, les mots ont, plus que chez beaucoup d’autres, un sens, et Franck, qui les maîtrise moins bien qu’elle, ne va pas tarder à s’en apercevoir. Amadoué par les 50 francs de l’heure promis, dont la moitié lui reviendra directement, il tope, sur le dos de son épouse, avec ce diable dont il peine à distinguer le vrai visage, et met le doigt dans un engrenage qui va, progressivement, réduire Hilda en esclavage.
Car, celle qui se décrit comme « une maîtresse de gauche, humaine, décontractée, facile à contenter » use en réalité à la perfection, et à grand renfort de perversité, des leviers que lui octroie sa position sociale dominante. De l’argent, bien sûr, qu’elle utilise pour appâter, puis enserrer Franck, mais aussi du langage qu’elle transforme en arme de destruction massive pour écraser son interlocuteur, rendu quasi mutique, l’entraîner, à son corps presque défendant, dans une lutte gagnée d’avance et obtenir sa complicité passive. Sous couvert, pour se donner bonne conscience, d’une quête d’égalité avec son employée, tout son discours transpire le mépris de classe. Il faut les entendre pour comprendre à quel point elles peuvent faire frémir ces sentences distillées telles des évidences, ces allusions à peine voilées à la propreté, forcément toute relative, des domestiques, à leur tendance naturelle au mensonge et à la fraude, à leur besoin urgent d’éducation dont l’employeur, dans son infinie bonté, se chargera. Terrifiante, la pièce de Marie NDiaye se fait aussi frontalement que subtilement politique lorsque son implacable mécanique, qui repose autant sur la domination sociale que masculine – Franck étant moins inquiet pour le devenir d’Hilda que pour le sien et celui de ses enfants dont elle a la charge –, conduit, au-delà de l’asservissement, à la vampirisation totale d’une classe par une autre.
Comme souvent chez l’autrice, Hilda devient alors un piège organique dramaturgiquement brillant, où les frontières de la normalité sont repoussées si finement que ce qui serait, d’emblée, passé pour inacceptable se fait subrepticement commun, à la manière des manipulations psychologiques les plus sournoises qui ne cessent, pas à pas, de faire reculer les limites du possible. Surtout, la dramaturge est assez maligne pour brouiller les lignes et éviter l’écueil du manichéisme : tandis que Mme Lemarchand lève le voile sur des failles qui peuvent susciter une certaine compassion, Franck n’a, à mesure que la pièce avance, plus rien de la blanche colombe des débuts. Une monstruosité contagieuse et à géométrie variable d’autant plus effrayante que sa victime, Hilda, est, à la fois, absente et omniprésente. Alors qu’elle n’apparaît jamais au plateau, son nom ne cesse d’être répété et il est impossible de ne pas l’imaginer, là au fond du jardin, là dans la voiture stationnée en bas de l’immeuble, tel un fantôme dont Marie NDiaye, et Elisabeth Chailloux dans son sillage, se plaisent à décupler la capacité à générer de l’étrangeté.
En fine connaisseuse de ce texte, qu’elle avait déjà monté il y a près de quinze ans, l’ancienne patronne du Théâtre des Quartiers d’Ivry le gratifie d’une mise en scène d’une belle et pertinente sobriété. Bien consciente que la pièce, par son caractère ravageur, se suffit à elle-même, elle ne cherche jamais à en faire trop, mais l’accompagne, au contraire, pour en dévoiler, grâce à la subtilité de sa lecture, toute la puissance. Installée à la manière d’un quasi-boulevard, elle se nimbe, peu à peu, de cette dureté et de cette noirceur qui, au fur et à mesure, rendent les rires du public de plus en plus rares, jusqu’à les éteindre complètement. Une dynamique insidieuse, à l’image du texte, qui repose, pour une large partie, sur les épaules de Natalie Dessay. Remarquable dans le rôle de Mme Lemarchand, à l’aise avec la langue pourtant retorse de Marie NDiaye, la comédienne renforce, par sa rectitude, le côté glaçant de son personnage, et sait, dans le même temps, se faire paradoxalement émouvante lorsque la bourrelle laisse entrevoir ses fêlures. Face à elle, Gauthier Baillot incarne avec doigté l’homme désarmé avant même d’avoir livré le combat, et qui s’avère, en définitive, plus dual, ambivalent et lâche qu’on ne le croit.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Hilda
Texte Marie NDiaye
Mise en scène Élisabeth Chailloux
Avec Gauthier Baillot, Natalie Dessay, Lucile Jégou
Scénographie et lumière Yves Collet, Léo Garnier
Assistanat à la mise en scène Lucile Jégou
Son Madame Miniature
Vidéo Michaël Dusautoy
Costumes Dominique RocherProduction Compagnie Théâtre de la Balance
Coproduction Théâtre National de Strasbourg ; Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val-de-Marne ; Châteauvallon-Liberté scène nationale ; Comédie de Caen, CDN de Normandie ; Comédie de Picardie
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien du Jeune Théâtre National
Résidences de création Théâtre National de Strasbourg, Les Plateaux SauvagesLa Compagnie Théâtre de la Balance est conventionnée par le ministère de la Culture.
Marie NDiaye est autrice associée au TNS.
Le texte est publié aux Editions de Minuit.Durée : 1h35
Théâtre National de Strasbourg
du 7 au 17 octobre 2021Les Plateaux Sauvages, Paris
du 20 au 30 octobreComédie de Caen
du 1er au 3 février 2022Théâtre des Quartiers d’Ivry
du 16 au 20 févrierChâteauvallon-Liberté scène nationale, Toulon
le 8 mars
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