A Genève, la metteuse en scène Christiane Jatahy livre une version solaire, violente, émouvante, immersive de Nabucco de Verdi à travers laquelle elle interroge le sort des exilés du monde entier.
Récompensée par un Lion d’or à la biennale de Venise, l’œuvre souvent aventureuse de la metteuse en scène brésilienne est comparable à une grande traversée. Elle travaille les thèmes de la guerre et de l’exil ; autant d’éléments que contient aussi le livret de Nabucco de Verdi – le troisième opéra du compositeur mais surtout son premier grand succès – dont les sujets politiques et humains résonnaient, à l’époque de sa création, avec la quête d’indépendance et de liberté du peuple italien. Ces aspirations s’expriment dans l’un des plus célèbres chœurs patriotiques, le « Va, pensiero » chanté magnifiquement, tout en finesse, sans aucun excès de pathos, par une foule d’individus prenant place sur le plancher de bois d’un espace spartiate et ouvert, une sorte de radeau ou de quai d’amarrage. Frontalement exposés, les choristes se présentent sans artifice, comme des hommes et des femmes d’aujourd’hui, aux corps, couleurs et identités bigarrées. Ce chœur qui est l’entité principale dans Nabucco occupe tout le théâtre, aussi bien le plateau où il surgit sans crier gare, que les allées, les rangées et balcons de la salle de spectacle où certains chanteurs sont assis, anonymes, et soudainement se lèvent pour entonner les prières plaintives et tristes implorations des Hébreux déracinés.
C’est bel et bien un Nabucco contemporain et universel qui est réalisé sur la scène du Grand Théâtre de Genève où se font entendre la douleur du peuple juif rendu captif à Babylone et chantant Jérusalem, sa patrie perdue, mais aussi la douleur de tous les peuples, migrants, exilés, réfugiés aux quatre coins du monde, soumis à l’oppression et en quête d’une place à occuper. Cela rappelle et perpétue le beau geste entrepris par Christiane Jatahy lors d’une Odyssée, théâtrale cette fois, inspirée d’Homère, entamée en 2019 avec Ithaque à l’Odéon puis poursuivi au Festival d’Avignon avec Le présent qui déborde. L’artiste partait de l’impossible retour d’Ulysse pour aller à la rencontre d’exilés de la Palestine au Liban, de la Grèce à l’Afrique du Sud. Jatahy réaffirme à l’opéra sa prédilection pour une forme scénique qui impose le déplacement du regard, la multiplication des points de vue, l’abolition symbolique des repères, des frontières, aussi bien esthétiques que politiques. Elle brouille, et finit par lever, ce qui sépare les notions de réel et de fiction, de personnage et d’interprète, de scène et de salle.
C’est un spectacle hypnotique de beauté et brûlant de modernité que signe Christiane Jatahy, et ce notamment parce qu’elle est une femme de théâtre et de cinéma, et que son usage de la vidéo est aussi sensible que dramaturgiquement signifiant, car toujours au service de la narration et de l’expressivité du drame. Chaque plan enregistré ou capté en direct met en valeur la force combative et l’extrême vulnérabilité des êtres dont le destin est narré. En dépit d’un certain statisme, se déploient des tableaux à la fois sobres et somptueux, avec pour seuls moyens deux grands miroirs diversement inclinés, et un sol irrégulier parfois submergé d’eau dans laquelle les êtres courent, chavirent et chutent.
Christiane Jatahy dépouille ainsi Nabucco de son fatras historique et spectaculaire mais ne fait pas l’économie de sa complexe et profonde humanité. Retenue mais loin d’être sommaire, sa direction d’acteurs, axée sur l’émotion, galvanise une distribution engagée qui donne le meilleur d’elle-même : Riccardo Zanellato en Zaccarie à la fois solide et fragile, Ena Pongrac, très habitée en princesse rendue au rang d’esclave, Davide Giusti, en Ismaël tout feu tout flamme aussi bien vocalement que physiquement. Alliant noblesse et incandescence en jalouse Abigaille, Saioa Hernandez possède une voix formidablement étendue, aussi fort ardemment projetée que bien nuancée. Enfin, Nicola Alaimo fait un Nabucco sombre et puissant. Son chant, empreint de chaleur et d’autorité, épouse admirablement la fière arrogance comme la sincère repentance du personnage. Le plateau vocal est accompagné par un victorieux Orchestre de la Suisse Romande qui, sous la vive et poignante direction du chef Antonino Fogliani, parvient à pleinement communiquer la fougue et la ferveur qui foisonnent dans l’œuvre.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Nabucco
Opéra de Giuseppe Verdi
Livret de Temistocle Solera
Créé en 1842 au Teatro alla Scala de MilanDirection musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Christiane Jatahy
Scénographie Thomas Walgrave et Marcelo Lipiani
Costumes An D’Huys
Lumières Thomas Walgrave
Vidéo Batman Zavarese
Directeur de la photographie et caméra (film) Paulo Camacho
Développement du système vidéo Júlio Parente
Artiste sonore Pedro Vituri
Dramaturgie Clara Pons
Direction des chœurs Alan WoodbridgeNabucco Nicola Alaimo / Roman Burdenko (22 et 27 juin)
Abigaille Saioa Hernandez
Zaccaria Riccardo Zanellato
Ismaele Davide Giusti
Fenena Ena Pongrac
Anna Giulia Bolcato
Abdallo Omar Mancini
Il Gran Sacerdote William MeinertChœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse RomandeCoproduction avec les Théâtres de la Ville de Luxembourg, l’Opera Ballet Vlaanderen et le Teatro della Maestranza de Séville
Durée : 2h30 avec un entracte inclus
Grand Théâtre de Genève
11, 14, 17, 20, 22, 27 et 29 juin 2023 – 20h
25 juin 2023 – 15h
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