En écho au chapiteau-cathédrale de son Léviathan, créé lors du 78e Festival d’Avignon, Lorraine de Sagazan présente, en étroite collaboration avec la scénographe Anouk Maugein, une installation en forme de sanctuaire aussi cryptique que christique à la Collection Lambert.
Monte di Pietà est la première installation plastique de Lorraine de Sagazan. Exposée à la Collection Lambert jusqu’au 1er septembre, avant d’avoir les honneurs de la prochaine Biennale d’art contemporain de Lyon, elle offre une expérience immersive de la justice à travers l’exercice d’un droit non pas punitif, tel qu’il est dénoncé dans sa dernière création, Léviathan, mais restitutif. La metteuse en scène invite à « faire suffisamment confiance à sa sensibilité » pour entrer dans cet espace qu’elle a imaginé à l’occasion de sa résidence à la Villa Médicis en 2023. Environ deux cents objets collectés par ses soins depuis deux ans pour être « mis au clou » y sont donnés à voir, sans l’histoire qui leur appartient. Installés sur des étagères ou cloués au mur, ils s’imposent comme les vestiges des douleurs liées « aux conséquences des injustices » ou « des manques de justice » qu’ils portent en eux. Les donneuses et donneurs se voient potentiellement débarrassés d’une charge émotionnelle, qui reste dans l’objet et va s’additionner aux autres, pour rendre l’atmosphère de « ce sanctuaire des chagrins » aussi pesante qu’apaisante.
Pour y pénétrer, les visiteurs tentent de cheminer sur le gravier qui jonche le sol. Son « côté organique » n’est pas sans rappeler la terre qui recouvre la scène de Léviathan, fait remarquer Anouk Maugein, scénographe des deux œuvres de Lorraine de Sagazan présentées lors du 78e Festival d’Avignon. À l’instar des lieux de culte, qui impressionnent par leur caractère solennel invitant au silence, la monumentalité de ces deux scénographies pourrait conduire à se sentir tout petit ; mais, avec Lorraine de Sagazan aux commandes, c’est, en réalité, tout le contraire qui se produit. Elle juge que « l’art réside dans l’interstice qui existe entre le spectateur et l’œuvre ». Grâce au concours de son conseiller son, Lucas Lelièvre, elle a pu créer, dans Monte di Pietà, un univers sonore qui fait écho à celui de Léviathan. À l’aide de micros, le crissement des pas sur le gravier est amplifié, incluant le visiteur dans la performance, tout en laissant place aux bruits de certains objets. L’ensemble donne lieu à un acouphène permanent, ponctué, à intervalles réguliers, d’un éclat de voix, tandis que la mesure est battue sans relâche par un métronome.
Ce dernier fait aussi partie de cette « friche archéologique », ainsi nommée pour rappeler la dimension ancestrale de la douleur. Il porte une étiquette avec le prénom du donneur, Antoine, et un numéro, 028, assigné selon son ordre d’arrivée. Il est classé à la manière des trouvailles d’un chantier de fouille ou de « pièces à conviction passées dans les mains de la justice », comme le souligne une visiteuse. Cet objet emblématique offre le tic-tac qui manque au chronomètre mesurant le temps alloué au sort de chacun des prévenus de Léviathan. À travers lui, Lorraine de Sagazan s’interroge sur le rapport temporel à la douleur : « Comment est-ce que l’on traverse au présent les questions du passé et comment on envisage l’avenir ? », se demande-t-elle.
Catharsis collective
Selon l’artiste, il faut d’abord laisser « sa curiosité morbide » de côté pour apprécier « le mystère », ce qui, à ses yeux, est plus facile devant une œuvre plastique qu’au théâtre. « Dans Monte di Pietà, on peut être saisi sans connaître aucune histoire. D’abord parce qu’il y a des objets qui parlent d’eux-mêmes ; ensuite, par l’association de plusieurs objets fixés au mur, qui raconte parfois quelque chose que l’on peut deviner. Et nous n’avons pas besoin d’en savoir plus. » Le mont-de-piété de Lorraine de Sagazan devient alors ce qu’en font les spectateurs et spectatrices entrés en immersion. Ils et elles projettent leurs histoires sur les objets qui sauront attraper leur regard.
Du scooter brûlé de Youssef étalé sur le sol à la robe de mariée clouée au mur d’Isabelle, en passant par le tas de cadeaux de Noël de Céline déposés dans un coin, ils se prennent à imaginer les souffrances de ces inconnus, mais y voient surtout les leurs. Ces objets renferment les inégalités sociales qui régissent notre manière de rendre justice, à la façon de miroirs sans tain donnant à voir ce que l’on y projette. Tout sauf aliénant, comme peuvent l’être les salles d’audience, ce lieu restitue une forme d’empathie envers les victimes. Il les met au centre de tout en proposant une catharsis collective, capable, peut-être, d’offrir une alternative à la peine.
Les 20 et 21 juillet, le théâtre s’invitera à la Collection Lambert, lors « d’inventaires théâtralisés » incarnés par Amandine Pudlo et Benjamin Tholozan, deux comédiens de la troupe de Lorraine de Sagazan. D’une durée de 50 minutes, ces performances ont été mises en mots par la poétesse Laura Vazquez, prix Goncourt de la poésie 2023, à partir des notes accompagnant les objets déposés dans le but d’enfin révéler les injustices personnelles qu’ils recèlent. Pour les volontaires, il est d’ailleurs toujours possible de se délester d’un objet, en le laissant à l’accueil du lieu d’exposition, avec un nom et son histoire résumée sur un papier, afin qu’il puisse rejoindre cet inventaire, qui n’est pas sans rappeler celui du Musée des relations brisées à Zagreb.
Candice Fleurance – www.sceneweb.fr
Monte di Pietà
Texte Laura Vasquez
Conception Lorraine de Sagazan, Anouk Maugein
Avec Amandine Pudlo, Benjamin TholozanProduction La Brèche
Coproduction Académie de France à Rome – ¡Viva Villa! Collection Lambert, Biennale d’art contemporain de Lyon
Avec le soutien de la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, Leroy MerlinLa compagnie La Brèche est conventionnée par le ministère de la Culture – Ile-de-France.
Festival d’Avignon 2024
Collection Lambert
du 23 juin au 1er septembre
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