Lorraine de Sagazan : « Être à la Villa Médicis me permet de refaire place au doute »
Pensionnaire à l’Académie de France à Rome durant la saison 2022-2023, la metteuse en scène profite de ce temps privilégié pour s’interroger sur sa pratique théâtrale, et mener un travail de recherche autour de la justice et de ses béances.
Comment devient-on pensionnaire à la Villa Médicis ?
Lorraine de Sagazan : Chaque candidat.e doit réussir un concours en plusieurs tours qui commence par l’élaboration et le dépôt d’un dossier assez conséquent, d’une dizaine de pages environ. S’il est retenu, l’aspirant passe ensuite un oral devant un jury composé d’anciens pensionnaires, de membres de l’équipe de la Villa, mais aussi de personnalités extérieures. Afin de convaincre les jurés, le projet doit être suffisamment dense pour justifier une résidence d’un an, et être en lien avec l’Italie. Il est toutefois très rare et très récent que des artistes issus du spectacle vivant intègrent la Villa Médicis. C’est, par exemple, la première fois cette année qu’une chorégraphe, Lasseindra Ninja, fait partie des seize pensionnaires sélectionnés.
Pourquoi avez-vous choisi de candidater ?
Pendant mon oral, le directeur de la Villa, Sam Stourdzé, m’a tout de suite prévenue : « Ici, il n’y a pas de salle de répétitions, et vous ne pourrez pas venir avec votre équipe ». Et cela tombait bien car je voulais, justement, profiter de cet endroit pour mener un travail de recherche. Après les confinements successifs et la fermeture des théâtres, j’ai eu envie de prendre du recul pour m’interroger sur ma pratique et m’extraire du milieu théâtral afin de pouvoir mieux y réfléchir. Nous vivons aussi une période d’embouteillage dans la programmation qui nuit aux conditions de création et empêche les compagnies émergentes de se faire une place. À cause de ce travail à flux tendu, le risque est grand de basculer dans la recette, dans le connu, de ne plus prendre le temps du pas de côté. Or, la Villa me donnait la possibilité de sortir de ce savoir-faire.
Qu’est-ce qu’un tel cadre vous offre ?
Il m’offre avant tout du temps et un lieu, deux éléments qui manquent souvent aux artistes du spectacle vivant. Je suis logée, rémunérée pour ma recherche et confrontée à des artistes venus d’autres disciplines. Observer leur manières plurielles de travailler et leurs réflexions sur différents sujets nourrit ma volonté d’hybridation et m’aide à redéfinir ma façon de faire du théâtre. Grâce à ce cadre, je trouve l’occasion de me déplacer, de soulever de nouvelles questions et de m’abandonner au-delà du connu. À la Villa, il paraît que les pensionnaires passent toujours par trois phases : la sidération, la dépression et la mise au travail. Peut-être suis-je encore dans la phase de sidération, mais pour le moment cela me convient parfaitement.
Quels avantages a ce dispositif par rapport à un processus de création classique ?
Il nous donne beaucoup plus de temps, notamment pour la recherche, l’opportunité de ne pas se poser tout de suite la question de la forme et de maturer notre geste. Il m’évite également d’être dans une logique de production et de diffusion qui, habituellement, occupe une partie énorme de mon temps. Nous bénéficions aussi de moments pour présenter notre travail, comme la Nuit Blanche, le 17 novembre, ou une exposition qui aura lieu en juin prochain. Je ne sais pas encore à quoi vont ressembler ces échéances, mais c’est justement cela que j’apprécie : être pensionnaire à la Ville Médicis me permet de refaire place au doute.
Sur quelle thématique repose votre projet ?
Lors de la création de mon précédent spectacle, j’ai rencontré 300 personnes, et deux sujets sont, plus que d’autres, revenus au cours de ces entretiens : l’absence de prise en charge de la mort, qui a donné naissance à Un sacre, et une question autour des béances de la justice. J’ai donc décidé de m’intéresser à l’institution judiciaire, qui traverse une grave crise interne provoquée, notamment, par la réduction du temps disponible pour gérer les dossiers, et à son incapacité à générer un sentiment de justice chez les gens. J’ai longtemps pensé que la justice énonçait la vérité ; or, je découvre peu à peu qu’elle délivre une vérité, et que les justiciables ne la comprennent pas. D’un côté, les victimes constatent que la sanction n’a aucune action sur leur propre vie ; et, de l’autre, on ne s’interroge pas suffisamment, faute de temps et de moyens, sur ce qui a sociologiquement conduit les auteurs à commettre tel crime ou tel délit.
Je travaille sur ce sujet de manière théorique et philosophique, y compris en remontant jusqu’au droit romain antique, mais aussi en rencontrant des justiciables et des magistrats qui, bien souvent, sont confrontés au quotidien à l’utopie qu’ils se faisaient de leur métier. En parallèle, je m’intéresse aux modes de justice marginaux et alternatifs, à la vendetta, bien sûr, Italie oblige, mais également à la justice restaurative. Grâce à la mise en place de face-à-face entre une victime et un auteur d’un crime ou d’un délit de même ordre, ce système permet de mettre la compréhension au centre de l’acte judiciaire, et de ne pas nier la souffrance d’un côté comme de l’autre. À travers ce travail de recherche, tout l’enjeu pour moi est de savoir si l’art peut, lui aussi, rendre justice, et inventer, éventuellement, d’autres rituels pour cela.
Propos recueillis par Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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