Après Je suis venu·e pour rien en 2021, la metteuse en scène Maïanne Barthès continue de regarder ce qui ne va pas avec Mélancolikea (comment meubler sa peine). Dans la foulée de l’ennui, elle observe la mélancolie dans un spectacle constamment en équilibre précaire, à l’image de ses six personnages en quête d’ardeurs enfermés sur leur lieu de travail inspiré du célèbre magasin suédois.
Comment reprendre haleine ? De toute évidence, les personnages qu’a inventés Maïanne Barthès au cours d’un travail d’écriture collective au plateau cherchent de l’air. D’emblée, l’une d’eux étouffe, quitte son compagnon, et, furax, avale un whisky. Ça déborde. Le seul moyen de respirer sera de choisir les plantes vertes comme thème de cette soirée entre collègues. Même factices, elles génèrent peut-être plus d’oxygène que leurs vies rabougries. Elles ne le sont d’ailleurs pas vraiment, mais toutes et tous donnent le sentiment qu’ils pataugent dans leur quotidien. Des bribes en ressurgissent au gré des allées et venues dans ce magasin d’ameublement dont le nom se mêle habilement au sujet dans le titre de la pièce. D’Ikea, l’équipe de la compagnie stéphanoise Spell Mistake(s) a reconstitué un espace de démo, modulable et changeant, avec ses objets étiquetés et plus ou moins fixés les uns aux autres, une salle de repos microscopique et cheap – une vieille machine à café est remplacée par une à peine moins vieille qui fait un bruit perçant quand elle s’ébranle, mais qui semble satisfaire ses utilisateurs – et une zone vide dédiée aux clients – qu’on ne verra jamais, mais dont les coups de sang sont propices à discussions – comme au personnel, les bras chargés de cartons.
Sur le modèle de Je suis venu·e pour rien (2021), premier épisode d’une trilogie en cours, Maïanne Barthès fait s’entrecroiser des récits, chacun avec leur géographie très identifiée – des locaux d’une entreprise liquidée et un abribus dans le précédent opus, les différentes surfaces du magasin ici. Un couple, que la femme s’applique à calquer sur des idées reçues, vole en éclats dans l’une des vitrines du magasin, comme dans un soap-opéra, une femme se force, à coups de rires nerveux, à être heureuse de sa vie de couple bancale, et il est au fond question de la même chose : nos projections et fantasmes pris dans le réel. Ce magasin est la loupe de la mélancolie que souhaite regarder la metteuse en scène inspirée par les écrits de l’anthropologue Anna Tsing et Alessandro Pignocchi – le philosophe qui fait éructer et jurer les oiseaux dans la BD le Petit traité d’écologie sauvage, c’est lui.
Pas de longs discours, à peine quelques phrases conclusives pas indispensables, car trop banales pour être érigées en étendard – « La poésie, c’est nécessaire à nos vies quand on se dit ‘À quoi bon ?’ […] Ça a à voir avec la lucidité, ça nous force à regarder le monde en face ». Son spectacle tient par son sens de la superposition des saynètes et du rythme relevé, avec des séquences qui fondent les unes sur les autres comme un noir au cinéma, mais c’est le jeu et le sens du plateau qui sont convoqués pour trouver la fluidité de ces 90 minutes régulièrement ponctuées par le rire. Mélancolikea est aussi une comédie habitée par un humour jamais moqueur, mais toujours étrange. Car, outre les situations narratives, le surnaturel surgit régulièrement, que ce soit par l’un des six employés qui se mue en flamant rose en imitant sa gestuelle, puis repart une fois le bazar semé, les running gags d’un praticien de kung-fu qui croit régler des problèmes avec une prise, mais terrorise ses cobayes, ou encore les haïkus d’un autre, une plante qui avance toute seule ou cette salariée complètement perdue quand il s’agit de jouer à un jeu simplissime de devinettes de mots – ah, l’héritage de feu la télévisuelle Pyramide ! – et qui se noie dans le langage.
Avec une troupe fidèle – les quatre comédiens de Je suis venu·e pour rien sont ici présents et deux d’entre eux, comme Maïanne Barthès elle-même, ont été formés à l’École de la Comédie de Saint-Étienne –, c’est la question du fake qui abordée de biais, par des anecdotes simples. À quoi s’arrimer ? Pourquoi se cogner sans cesse à des murs en carton-pâte faits pour amuser la galerie et séduire les potentiels acheteurs dans un magasin qui vend une promesse de bien-être autant que des meubles fabriqués à l’autre bout de la planète ? Si ce n’est quelques incursions de Joe Dassin – le XXe siècle ne l’a donc pas tout à fait enterré… –, ce spectacle se murmure, comme sous le dôme d’un volcan pas complètement endormi. Ne manque plus que l’étincelle, qui est à portée de main selon cette fin implacable et impeccable : « Quelqu’un a du feu ? ». La révolution attendra, mais les germes sont là.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Mélancolikea (comment meubler sa peine)
Texte et mise en scène Maïanne Barthès
Collaboration artistique Estelle Olivier
Avec Odile Ernoult, Cécile Maidon, Slimane Majdi, Guillaume Mitonneau, Baptiste Relat, Cécilia Steiner
Scénographie Camille Alain-Dulondel
Création son Clément Rousseaux
Création lumière Aurélien Guettard
Musique Alain Féral
Costumes Françoise Léger
Régie générale Nicolas Hénault
Régie lumière Rosemonde Arrambourg
Construction décor Ateliers de la Comédie de Saint-Étienne – CDNProduction Cie Spell Mistake(s)
Coproduction La Comédie de Saint-Étienne – CDN ; Célestins, Théâtre de Lyon
Partenaires La Comédie de Valence – CDN Drôme-Ardèche ; La Comédie de ColmarMaïanne Barthès est artiste associée à la Comédie de Saint-Étienne. La compagnie Spell Mistake(s) est conventionnée au développement par la Ville de Saint-Étienne.
Durée : 1h35
La Comédie de Saint-Étienne
du 12 au 16 novembre 2024Théâtre de Roanne
le 28 novembreLes Plateaux Sauvages, Paris
du 8 au 11 janvier 2025Célestins, Théâtre de Lyon
du 9 au 20 avril
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