Autour de la figure du résistant et écrivain Robert Antelme, la compagnie Théâtre Amer dirigée par le metteur en scène Mathieu Coblentz aborde dans L’Espèce humaine ou l’Inimaginable l’horreur des camps nazis. En entremêlant trois textes, trois voix, le spectacle dit et chante aussi l’amitié qui permet la survie et prévient contre l’oubli. Un jeu souvent trop illustratif peine hélas à faire de l’intéressant montage un moment de théâtre vraiment fort et singulier.
Si dans sa première création en 2019, Fahrenheit 451, la compagnie Théâtre Amer était parfaitement fidèle au roman de Ray Bradbury dont elle utilisait le titre, ce n’est pas le cas avec sa nouvelle création. Dans L’Espèce humaine ou l’Inimaginable en effet, qui a vu le jour au Théâtre National Populaire de Villeurbanne début 2023, nul mot du texte écrit en 1947 par Robert Antelme deux ans après son retour des camps de concentration allemands. Le titre n’est toutefois pas mensonger : « le premier battement de cœur de notre spectacle », explique le metteur en scène et fondateur de la compagnie Mathieu Coblentz, « c’est la lecture de L’espèce humaine de Robert Antelme, essai, poème, témoignage d’un homme déporté par les nazis dans un camp de travail, et qui en rapporte une pensée fondamentale, un évangile moderne, laïc et humaniste ». Il souhaitait donc bien donner à entendre le récit d’Antelme, dont chaque phrase fut une lutte contre la difficulté à dire : « À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable », lit-on dans l’avant-propos de L’Espèce humaine.
Mais Théâtre Amer n’a pas obtenu les droits pour porter au théâtre le livre de Robert Antelme. La compagnie opère alors un changement de cap. Mais non de sujet. Les trois comédiens de la pièce ne diront pas que « la mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine ». Ils prononceront d’autres mots : ceux de La Douleur de Marguerite Duras, de Autour d’un effort de mémoire de Dionys Mascolo et de L’Enfer de Treblinka de Vassili Grossman. Les deux premiers auteurs sont étroitement liés à Robert Antelme : Duras est son épouse au moment de sa déportation, Mascolo l’un de ses meilleurs amis. Le troisième fut parmi les premiers à prendre connaissance du génocide des Juifs et à le décrire dans le texte documentaire cité plus tôt, qui sera l’une des bases de sa grande œuvre Vie et destin. Ces trois approches veulent converger vers celle qui est absente : celle du déporté, qui endure la hiérarchie du camp, les violences, la privation de nourriture… La tentative de déshumanisation.
Mathieu Coblentz, accompagné à la dramaturgie par Marion Canelas, ne cherche pas à dissimuler la dimension composite de sa pièce. Au contraire, il en fait le principe de sa mise en scène. D’abord séparés dans l’espace – Camille Voitelier dans le rôle de Duras, Florent Chapellière dans celui de Mascolo et deux musiciens se tiennent chacun dans des carrés aux allures bien réalistes de salon au goût de l’époque, tandis que Mathieu Alexandre circule un peu partout en criant presque la sidération de Vassili Grossman face à sa découverte –, se rejoignent peu à peu. Sans aller jusqu’à ne former qu’un, leurs îlots se dissolvent dans la semi-pénombre du plateau, leurs trajectoires se croisent. Elles se rencontrent même parfois dans une voiture qui s’invite au milieu du plateau. Ce parti-pris formel est ambivalent. En explicitant très clairement l’intention qui préside au montage réalisé par Mathieu Coblentz – il s’agit de célébrer l’amitié qui a permis à Robert Antelme de survivre –, il laisse assez peu de place au spectateur pour interpréter le rassemblement, pour s’en emparer. Si l’on comprend le désir du metteur en scène d’échapper au fragmentaire, très dominant dans les œuvres d’après-guerre, la manière dont il réunit ses fils ne convainc pas tout à fait
Aussi réaliste que les salons-cages dont finissent par sortir les acteurs en disant le retour à la vie d’Antelme, le jeu des comédiens va dans le sens de la mise en scène. Il illustre l’attente de l’épouse, l’angoisse de l’ami, l’horreur du journaliste… Partagé par tous, cette façon d’aborder les textes a tendance à atténuer leurs différences pour mettre en avant leurs similitudes dans la relation franche, sans détours aux atrocités décrites. On peut le regretter, d’autant plus que malgré la belle partition musicale du spectacle, l’endroit où se retrouvent Marguerite Duras, Vassili Grossman et Dionys Mascolo dans la pièce du Théâtre Amer manque d’un caractère vraiment fort et singulier, capable de faire résonner la tragédie passée avec le présent. On devine que, bien que totalement absentes du spectacle, les phrases bouleversantes de précision d’Antelme le hantent, qu’elles l’habitent en silence, tels les hommes décrits dans son livre dans leur concentration pour la survie. Mais on aurait aimé l’éprouver davantage.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
L’Espèce humaine
Epopée musicale librement inspirée de La Douleur de Marguerite Duras, Autour d’un effort de mémoire de Dionys Mascolo et L’Enfer de Treblinka de Vassili Grossman
Mise en scène et scénographie Mathieu Coblentz
Avec Mathieu Alexandre, Florent Chapellière, Vianney Ledieu, Camille Voitellier, Jo Zeugma •
Dramaturgie Marion Canelas
Collaboration artistique et régie générale Vincent Lefèvre
Création lumière Victor Arancio
Création sonore Simon Denis
Production Théâtre Amer et Théâtre National Populaire
Coproduction Théâtre de Cornouaille- Scène Nationale de Quimper, Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, l’Espace Marcel Carné, Saint Michel-sur-Orge, Le Canal, Théâtre du Pays de Redon, scène conventionnée d’Intérêt national art et création pour le Théâtre, Théâtre André Malraux, Chevilly-Larue, Centre Culturel Jacques Duhamel, Vitré
Avec le soutien de l’Archipel – pôle d’action culturelle de Fouesnant, du Conseil Départemental du Finistère et de la Région Bretagne
Bénéficie de l’aide à la production du Ministère de la Culture – DRAC de Bretagne
Durée : 1h30
Théâtre André Malraux – Chevilly-Larue
Le 10 février 2023Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper
Les 1er et 2 mars 2023Le Canal – Théâtre du pays de Redon, scène conventionnée d’intérêt national
Les 9 et 10 mars 2023Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré
Le 23 mars 2023Espace Marcel Carné – Saint-Michel-sur-Orge
Le 20 avril 2023
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