Abus sur mineures et jeux vidéo au menu de cette nouvelle création de Marion Siéfert, dont la richesse créative ne tient pas la distance. Daddy fait entrer le Metavers au théâtre mais pêche dans la fiction. L’artiste demeure pourtant porteuse d’un souffle nouveau.
Il ne s’agit pas de brûler ce qu’on a adoré, loin de là, mais une certaine déception accompagne cette dernière création de Marion Siéfert. La jeune artiste à l’ascension fulgurante était très attendue : pour sa première au Théâtre National de l’Odéon, elle passait en format XXL au plateau. Celle qui avait créé jusque là des formes performatives à la scéno économe, avec un, deux ou trois interprètes, débarque en effet dans le fleuron du théâtre public avec six comédien.ne.s, un spectacle d’une durée de trois heures et demie et les moyens afférents au statut du lieu qui la reçoit. Encore plus important peut-être, ce Daddy marque pour elle un glissement de la performance vers le théâtre, de paroles adressées à des dialogues entre personnages, d’un substrat autofictionnel à l’élaboration d’une action dramatique, bref, un important changement de registre. Marion Siéfert qu’on avait aimée pleine de malice, maniant le double sens, l’ambivalence, jouant avec la gêne du spectateur, flirtant avec les frontières de l’acceptable y perd malheureusement de son art du fourmillement.
Daddy raconte l’histoire d’une jeune fille de 13 ans qui se laisse attirer dans un jeu en réseau par un homme de 27 ans qui va abuser d’elle et de sa vulnérabilité. Le spectacle démarre fort. Séance de jeu en réseau sur un immense écran en avant-scène où Badcandy66 s’allie dans des décors de cité futuriste avec Spandogaza. Puis scène d’apéro ordinaire baignée d’accent du Sud (celui de sa mère que Marion Siéfert dit aimer beaucoup contrefaire) : un couple quadra, avec trois filles adolescentes, reçoit le tonton. Une discussion s’engage entre les hommes, vaguement bourrins, mais pas méchants. Ordinairement misogynes mais aimant les femmes. La mère se plaint de ses conditions de travail d’infirmière en réa à l’hôpital. Les grandes pensent à sortir. Puis la cadette, Mara, retourne à sa console et démarre un Facetime avec Julien, alias Spandogaza, qui lui propose d’investir pour elle dans un nouveau jeu. Le piège se met en place.
Si elle bascule dans la fiction, Marion Siéfert explique aussi dans la feuille de salle s’être largement documentée au sujet des viols sur mineurs, mais aussi sur le phénomène des sugar daddys, qui, via les réseaux, met en relation mercantile des jeunes femmes avec des hommes plus âgés, parfois beaucoup plus âgés. Le personnage de Mara, interprétée par la très jeune Lila Houel, qui est épatante tout du long, ne cherche pas l’argent mais la possibilité de poursuivre son rêve de devenir actrice, que ses parents ont plutôt tendance à décourager. On le sait, ce n’est pas majoritairement, loin de là, dans les classes sociales défavorisées qu’on poursuit des études de comédien, et Marion Siéfert soulignera à plusieurs reprises les fondements de ce phénomène de sélection sociale. S’ouvre alors le plat de résistance du spectacle, Mara et Julien se retrouvent propulsés dans l’univers virtuel du jeu Daddy qui repose grosso modo sur un principe de rétribution des scènes jouées, via une communauté de fans qui paye pour cela, qu’il s’agit donc d’élargir au maximum, moyennant des investissements de départ.
Marion Siéfert a en partie construit son succès sur des dispositifs novateurs, audacieux qui venaient bousculer et interroger le théâtre. Ici, le mélange des univers du jeu vidéo et du théâtre s’opère parfaitement bien. Presque trop. Au regret que ça ne frotte pas plus. Entre le kitsch des skins de jeu vidéo et celui des costumes de théâtre, il n’y a qu’un pas. Et au milieu de formes rondes enneigées qui pourraient aussi bien être des monticules de sucre se déploie tout un paysage d’appli qui transforme les personnages de théâtre en personnages de jeu, la fiction en virtuel, le plateau en Metavers. Bref, la théâtralité du jeu vidéo est incontestable et l’on se réjouit de voir ce monde passer la rampe. C’est un mérite continu de Marion Siéfert que de renouveler les possibles et d’inscrire le théâtre dans un temps nouveau. On ne le lui retirera pas.
Cependant, l’histoire qui se développe dans l’univers du jeu Daddy, qu’elle a imaginée avec Mathieu Bareyre, son habituel compagnon artistique , s’avère d’abord flottante puis manquant d’inattendu. A l’entracte, on se demande encore où tout cela va nous conduire. Mais la deuxième partie ne dévie pas de la ligne tracée: la descente aux Enfers d’une jeune fille dans ce monde de prédateurs sexuels et financiers. Personnages sans surprise et longueurs répétées – malgré un certain art de la digression en mode remake de films de vampire, sexy shows désuets et adresses au public, un flirt régulier avec les limites ou encore une belle fin qui ouvre les portes de l’arrière du théâtre de l’Odéon – n’assurent pas le tremblement du sens. On décroche, à regrets. A mûrir, le spectacle gagnera sans doute en efficacité pour ses numéros d’acteurs. Il reste aussi l’irruption de nouveaux langages sur la scène, la capacité de Siéfert à créer un espace original où elle peut déployer sa liberté. Et l’audace de porter sur scène un sujet qui n’y figure pas tant que ça, avec lequel elle fraye régulièrement, de la sexualité telle qu’elle s’empare des adolescentes et telle que les hommes en tirent profit. Avec quelque chose d’insolent, dans le ton, les transitions, les musiques, les référents culturels qui conforte ce sentiment que Marion Siéfert est bien l’un des fers de lance d’une nouvelle génération.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Daddy
texte Marion Siéfert, Matthieu Bareyre
mise en scène Marion Siéfert
avec Émilie Cazenave, Lou Chrétien-Février, Jennifer Gold, Lila Houel, Louis Peres, Charles-Henri Wolff
Conception scénographie Nadia Lauro
Lumières Manon Lauriol
Création sonore Jules Wysocki
Maquillages Dyna Dagger
Vidéo Antoine Briot
Costumes Valentine Solé, Romain Brau pour les robes de Lila Houel et le vol de Jennifer gold
Régie générale Chloé Bouju
Régie plateau Marine Brosse
Régie son Mateo Provost
Assistanat à la mise en scène Mathilde Chadeau
Collaboration aux chorégraphies comédie musicale Patric Kuo
Chorégraphie de combat Sifu Didier Beddar
Production Anne Pollock-Vincent
production Ziferte Productionsdurée 3h30 (avec un entracte)
Du 9 au 26 mai 2023
Théâtre de l’Europe Odéon Paris 6e
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