Avec sa mise en scène de Thérèse et Isabelle d’après Violette Leduc, Marie Fortuit cherche à réactiver ce récit érotique censuré au moment de son écriture, en 1954. La belle tentative pâtit hélas du désir de trop expliquer au spectateur les relations entre l’œuvre et son autrice.
Dans le précédent spectacle de sa compagnie Les Louves à Minuit, La Vie en vrai (2021), Marie Fortuit réveillait par un geste à la fois simple et profond l’œuvre poétique et politique d’Anne Sylvestre. Avec ce tour de chant subtilement théâtralisé, elle et la pianiste Lucie Sansen invoquaient autant l’univers de la chanteuse que leur relation à celui-ci, leur désir de réactiver un répertoire pétri par les valeurs du féminisme et un idéal de justice sociale. Thérèse et Isabelle, dont les premières faisaient l’ouverture de la douzième édition du festival Cabaret de curiosités, orchestré par Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes et ses partenaires, prolonge cette démarche de valorisation du matrimoine. Avec cette adaptation du texte éponyme de Violette Leduc, l’artiste renoue aussi avec son goût des écritures féminines radicales dont elle faisait preuve plus tôt avec Ombre (Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek. La subversion de Violette Leduc est toutefois d’une nature tout autre que celle, très politique, de l’autrice autrichienne. Censuré par les éditions Gallimard en 1954, le texte qui fait à cette époque l’ouverture du troisième roman de Leduc, Ravages, décrit les rapports amoureux entre deux jeunes filles dans un pensionnat avec un érotisme et une crudité jusque-là sans équivalent dans le paysage littéraire français. Ce qui lui vaut une réputation mythique, quoique longtemps relativement confidentielle, depuis la publication autonome du récit à la fin des années 1960, jusqu’à aujourd’hui.
Sur le site Internet de l’Association des ami·e·s de Violette Leduc, Thérèse et Isabelle est décrit d’une façon très juste et éclairante par l’une des grandes spécialistes et amoureuses de l’écrivaine, Mireille Brioude, comme un « membre fantôme qui ne se laissera jamais oublier ». Le spectre en question hante la littérature contemporaine, qui s’est depuis enrichie de bien des écritures féminines érotiques, mais très rarement d’une force et d’une délicatesse équivalente à leur aînée. La mémoire du récit interdit, rejeté, traverse aussi toute l’œuvre de son autrice, notamment son livre le plus célèbre, La Bâtarde (1964). Pour donner à sentir l’importance de Thérèse et Isabelle, qui a rejoint en 2023, grâce à une réédition de Gallimard, le reste de Ravages, dans la même couleur violette que tous les passages jadis censurés, il semble ainsi qu’il faille en passer par l’ectoplasme. Ce qui n’est pas chose aisée au théâtre, surtout lorsqu’il s’agit d’y mettre en scène des corps aussi ardents, aussi désirants, que ceux des deux jeunes héroïnes de Violette Leduc, dont l’une, Thérèse, est un double littéraire tout à fait assumé.
Marie Fortuit se risque à la passionnante aventure, avec une économie de moyens techniques qui rappelle sa Vie en vrai. En plus du piano – et de la pianiste Lucie Sansen –, qui assure une sorte d’improbable trait d’union entre Anne Sylvestre et Violette Leduc, trois lits simples suffisent à camper l’atmosphère de l’établissement où se noue la passion juvénile. Minimaliste est aussi la distribution : aux côtés de Louise Chevillotte et Raphaëlle Rousseau dans les rôles d’Isabelle et Thérèse, Marine Helmlinger est une collégienne lambda. Muette du début à la fin, astreinte à une partition gestuelle très précise faite d’habillages-déshabillages-levers-couchers, cette dernière incarne le corps soumis à l’institution, sous le regard de Lucie Sansen qui, en plus d’accompagner musicalement le spectacle, joue la surveillante. Lorsque Raphaëlle Rousseau ouvre la pièce pourtant, ce petit monde est absent, et le quotidien du pensionnat décrit par Violette Leduc dans les premières phrases de son livre n’a pas encore commencé à rythmer les multiples rencontres et séparations des deux amantes novices. Les phrases que prononce la comédienne n’appartiennent d’ailleurs pas à Thérèse et Isabelle, mais à la correspondance de leur autrice avec Simone de Beauvoir. En situant d’emblée Violette Leduc dans l’histoire littéraire, la directrice des Louves à Minuit convoque davantage le fantôme de Violette Leduc que celui de son texte censuré. Ce choix dramaturgique présente un avantage pédagogique évident, dont le revers est hélas de taille.
Les informations données d’entrée de jeu par la lettre, notamment sur l’amour que voue son autrice à la destinataire et sur le rôle de celle-ci dans la reconnaissance littéraire de la première, teintent forcément la suite. Soit une version abrégée et adaptée de Thérèse et Isabelle, suivie d’un échange entre les deux femmes de lettres également interprété par Louise Chevillotte et Raphaëlle Rousseau. Ce double emploi place de façon très explicite au centre du spectacle les relations intimes qu’entretiennent la vie de Violette Leduc et son écriture. Cette dernière a tendance à en pâtir, chaque réplique du tandem amoureux nous parvenant comme atténuée par la réflexion sur le geste d’écriture de Leduc que Marie Fortuit invite dans sa pièce. Les parades et les enlacements auxquels se livrent les deux comédiennes principales sont aussi souvent trop littéraux pour équilibrer, voire contredire, cette dimension cérébrale du spectacle. La puissance charnelle du texte, sa charge érotique pleine d’une « innocence que seuls les grands artistes peuvent revendiquer », selon les mots de Mireille Brioude, est davantage freinée que stimulée par la représentation. Le dialogue si fin entre mots passés et présents que parvenaient à établir Marie Fortuit et Lucie Sansen dans La Vie en vrai est lui aussi mis en difficulté d’advenir pleinement. Les accointances entre passé réel et passé autofictif – si tant est que l’on puisse qualifier ainsi le membre fantôme de Violette Leduc, rebelle à toute catégorisation – prennent ici un espace tel que la langue, pourtant très moderne, qui y circule semble quelque peu à l’étroit. Cette proposition théâtrale a la vertu des préliminaires : elle suscite le désir d’entrer plus avant dans l’éveil sensuel imaginé par Violette Leduc, de serrer « contre nous les Isabelle et les Thérèse qui s’aimeraient plus tard avec d’autres prénoms ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Thérèse et Isabelle
d’après Violette Leduc
Mise en scène Marie Fortuit
Avec Louise Chevillotte, Marine Helmlinger, Raphaëlle Rousseau, Lucie Sansen
Dramaturgie Rachel de Dardel
Conseils chorégraphiques Leïla Ka
Scénographie et costumes Marie La Rocca
Maquillage Cécile Kretschmar
Création lumières Thomas Cottereau
Création sonore Élisa Monteil
Stagiaire à la mise en scène Lylou LanierProduction Les Louves à Minuit
Coproduction Nouveau Théâtre de Besançon ; Le Phénix, scène nationale de Valenciennes ; La Garance, Scène nationale de Cavaillon ; Maison de la Culture d’Amiens, Scène nationale ; Les Célestins, Théâtre de Lyon ; Théâtre de Grasse, Pôle Arts de la Scène ; Friche la Belle de Mai ; La Comète, Scène nationale de Châlons-en-Champagne ; Théâtre national de Nice, Centre dramatique national
Avec le soutien du ministère de la Culture (DGCA et DRAC Hauts-de-France), de la Région Hauts-de-France, de l’ADAMI et du Théâtre de l’AtelierThérèse et Isabelle est édité aux éditions Gallimard.
Durée : 1h30
Vu en février 2025 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes, dans le cadre du festival Cabaret de curiosités
Théâtre de la Ville, Paris
du 28 mars au 8 avrilLes Célestins, Théâtre de Lyon
du 3 au 16 novembre
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