Face à un monde « encore pire qu’avant », « que faire de cette désespérance qui nous atteint tous ? », interpelle la chorégraphe Maguy Marin qui vient de créér à La Maison de la danse son nouveau spectacle, Deux mille vingt-trois. A 72 ans, elle a choisi d’attaquer les puissants.
Un mur formé de noms bien connus, Arnault, Trump, Bezos, Dassault, Rockefeller… s’effondre. Pendant une heure et demi, des comédiens martèlent les déclarations polémiques d’hommes politiques et de communicants, dénonçant la concentration des médias, les scandales…, suscitant l’hilarité ou la sidération du public.
Les informations sur les réseaux sociaux, dans les grands médias « sont tronquées, arrangées de façon à ce que les choses réelles ne soient pas dites », estime Maguy Marin sur les strapontins rouges de la Maison de la Danse de Lyon. Alors, elle assume de passer à « l’attaque ». Pas question de tomber dans un humanisme pleurnichard : « Il y a des lois, des cadres mis en place pour que ces injustices et ces souffrances continuent à être perpétrées », et son spectacle vise à les dénoncer.
Pour Kostia Chaix, 27 ans, danseur dans sa compagnie, la pièce, qui tournera ensuite en France et en Italie, élabore un « contre-discours » en rappelant les excès « des personnes qui monopolisent l’espace médiatique ».
« Dénonciation »
Fille d’immigrés espagnols, Maguy Marin a d’abord été danseuse classique avant de se tourner vers la danse moderne, sous la direction de Maurice Béjart. Elle devient ensuite l’une des principales représentantes de la Nouvelle danse française, premier courant de danse contemporaine né dans les années 1970-1980.
Selon Olivier Neveux, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’ENS Lyon, le travail de cette « figure » aujourd’hui « internationalement reconnue », « jouée partout », a été au début « régulièrement mal accueilli ».
En février 2009, agacé par la théâtralité de Turba, un spectateur était même monté sur scène pour danser, interrompant la représentation. Dans Deux mille vingt-trois aussi, la danse apparaît très peu présente.
« La théâtralité a toujours fait partie du travail », répond Maguy Marin. « Je ne danse plus, le vieillissement aussi fait que je me dirige plus vers des mots que vers la performance physique », plaisante-t-elle.
Le « rythme », autre marqueur de l’oeuvre de Marin selon Olivier Neveux, reste, lui, bien présent dans Deux mille vingt-trois. Une figure masquée, en kimono chatoyant, aux chapeaux faits de jets, de yacht, de journaux ou de dollars, séquence le spectacle en passant devant la scène à intervalles réguliers.
Avec May B (1981), inspirée des textes de Samuel Beckett, Maguy Marin mettait déjà en scène des corps et des visages blanchis très politiques, qui erraient dans un univers désolé.
Mais c’est avec sa pièce Deux mille dix-sept (2017), que le chorégraphe estime avoir trouvé « l’endroit » où situer son travail: « une dénonciation d’un certain état du monde ». Deux mille vingt-trois en est la continuité, avec la reprise du motif du mur qui s’effondre.
« Organiser le pessimisme »
« Pendant très longtemps, il y avait comme une différenciation entre mes préoccupations sur les conditions de vie des gens et le travail que je faisais », se remémore Maguy Marin derrière ses lunettes rondes. Aujourd’hui, elle assume un « théâtre politique ». Avec sa nouvelle création, le chorégraphe, fidèle à la phrase du philosophe Walter Benjamin, veut, « modestement », « organiser le pessimisme ».
Longtemps, elle a revendiqué le « cri » et la « colère » comme mode d’intervention. « J’essaye de m’amadouer », sourit-elle. « Je n’ai pas besoin de la colère pour me sentir vivante. Des choses très gaies, de l’amitié, de l’amour me rendent très heureuse ».
Les « luttes qui s’organisent, qui recommencent », l’enthousiasment: dans Deux mille vingt-trois, quelques danseurs, éclairés à la lampe torche dans un pénombre clandestin, s’affairent à reconstruire un monde avec les briques du mur tombé.
Qu’elle attend du public ? « Pas grand choisi », avoue-t-elle. Mais « partager cette colère, cette tristesse, cette préoccupation de comment faire pour que les choses bougent ? (…) C’est la seule chose qui vaut la peine. »
Clara Guillard © Agence France-Presse
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