Pour sa nouvelle mise en scène, Lucie Berelowitsch s’empare de Sorcières, texte de l’artiste associée au Préau, Penda Diouf. Un polar fantastique qui observe notamment les pouvoirs de la parole.
C’est peu de dire que l’autrice Penda Diouf a ces temps-ci une belle actualité : outre la mise en scène par Silvia Costa de Sœur·s, nos forêts aussi ont des épines, celle de La Grande Ourse par Anthony Thibault, celle de Pistes – qui constitue sa première mise en scène – et celle à venir d’Invisibles, monté par Malou Vigier, Sorcières (titre provisoire), porté au plateau par la metteuse en scène et directrice du Préau – CDN de Vire, Lucie Berelowitsch, continue sa tournée. Créé cet automne au coeur du bocage normand, ce spectacle est le fruit d’une résidence conduite en 2023 sur le territoire virois. Pour écrire son texte, Penda Diouf s’est, en dialogue avec Lucie Berelowitsch, autant appuyée sur les écrits de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada (Les mots, la mort, les sorts, paru en 1977 ; Corps pour Corps – Enquêtes sur la sorcellerie dans le bocage, co-écrit par Josée Contreras et publié en 1981), que sur des témoignages recueillis in situ. Figure centrale de l’ethnographie française, Jeanne Favret-Saada a de par son travail, fruit d’une immersion totale au mitan des années 1970 dans le bocage mayennais, participé à renouveler autant le travail de recherche ethnographique – en laissant de côté la supposée neutralité scientifique – que la vision de la sorcellerie – en révélant son existence dans le monde paysan de la société française du XXe siècle. L’agrégée de philosophie et anthropologue, également directrice d’études à l’EHESS, s’est ainsi retrouvée prise dans les sorts : considérée comme une désorceleuse, elle dut également elle-même recourir à des pratiques de désorcèlement.
Mettant en jeu le fameux pacte fictionnel, la pièce de Penda Diouf le redouble : se laisser embarquer dans cette histoire, c’est accepter de croire et d’adhérer (comme dans toute fiction) à une histoire. Et celle-ci, en convoquant le surnaturel et en puisant pour partie dans des faits réels, invite à s’autoriser à y croire. Au-delà de la fiction, en somme. Sorcières joue ainsi – avec parfois trop de lisibilité – des fantasmes et des constructions, à travers la figure largement revisitée de la sorcière. Le pluriel peut renvoyer à la phrase de l’écrivaine et universitaire Xavière Gauthier – fondatrice de la revue littéraire et artistique non mixte Sorcières, ayant existé entre 1976 et 1982 : « On a fait passer le mot du singulier, solitaire, au pluriel, solidaire, pour l’agrandir ». Il signale par là la multiplicité de sens dont on charge le qualificatif. Largement revisitées, réévaluées, réhabilitées autant par des artistes – citons la plasticienne Camille Ducellier – que par des intellectuelles – la philosophe Silvia Federici, la journaliste et essayiste Mona Chollet –, les sorcières, autrefois mises au ban, désignent aujourd’hui largement une position féministe d’émancipation. Dans la pièce de Penda Diouf, l’on embrasse l’évolution du terme en deux générations, à travers une histoire qui, quoique joliment tressée, peine à échapper au double écueil de l’explicite et de l’approche en survol.
Lorsque la pièce débute, Sonia (jouée par Sonia Bonny, comédienne permanente du CDN de Vire) vient d’emménager dans une maison de famille, auparavant habitée par sa grand-mère et, avant elle, par sa grand-tante. C’est donc dans un décor de salon au sol jonché de cartons, avec du linge qui sèche le long d’un mur recouvert d’un papier peint jaune d’antan, et où trône une table de bois envahie d’éléments disparates, qu’une inconnue (Natalka Halanevych, membre des Dakh Daughters) débarque. Surprise par l’orage alors qu’elle vient de tomber en panne de véhicule – son GPS comme son autoradio s’étant brouillés –, elle attend chez Sonia la dépanneuse. Le temps pour elles de discuter un peu, d’expliquer pour Sonia son arrivée dans ces murs, de relever deux coïncidences aussi prosaïques qu’étranges – toutes deux ont la même veste et la même paire de chaussettes –, d’échanger sur les capacités encore méconnues du cerveau humain. Et voilà déjà la femme repartie, oubliant dans sa précipitation un livre ainsi qu’une chaussette. Puis, une autre femme (Clara Lama Schmit, elle aussi comédienne permanente du CDN de Vire) arrive. Il s’agit cette fois d’une amie chère, et c’est avec elle que Sonia va traverser un épisode empreint de mystère. Car la maison va se révéler « habitée » et Sonia en prise avec des phases de possession. Menant l’enquête pour l’une, se laissant traverser par des états de « passeuse d’âmes » pour l’autre, recroisant plusieurs femmes – dont la visiteuse initiale –, les deux amies chemineront ensemble et s’épauleront pour dénouer les non-dits d’un héritage familial.
Soutenu par la création lumières soignée, et aux atmosphères tamisées, de Kelig Le Bars, l’ensemble se déplie dans une grande fluidité. La mise en scène parvient avec une vraie habileté à mêler les différents espaces – intérieurs, comme ceux de la maison ou de la mairie, et extérieurs, tels le vide-grenier, le jardin et le terrain attenant à la maison. La transformation progressive de la maison, la redisposition des cloisons et le déplacement de quelques meubles suffisent, en composant de nouveaux lieux, à répondre aux nécessités du récit. Idem côté « espaces extérieurs », modestement signifiés par de la terre, une souche et un arbre. Surtout, l’enchâssement subtil de l’extérieur et de l’intérieur signale le rapport direct à la nature dans ces espaces ruraux, la relation forte au territoire pour les habitants vivant ici de longue date.
C’est, on l’a dit, du côté du texte, et parfois de l’interprétation, que Sorcières laisse un sentiment d’inabouti. Aux côtés de Natalka Halanevych qui, par son chant et son jeu très concrets, puissants, offre une échappée perpétuelle – son « étrangeté » (au sens premier du terme) rappelant la persistance dans des cultures (pas si éloignées de la nôtre) d’un rapport au magique quotidien, évident –, Sonia Bonny et Clara Lama Schmit semblent parfois manquer d’une direction d’actrices affirmée. Quant au texte, allant parfois vite dans certaines séquences, il dessine à d’autres instants des dialogues qui viennent appuyer certaines situations, empêcher toute ambiguïté et tout mystère. Le résultat est une histoire balançant entre fantastique et volonté appuyée d’expliciter les ressorts des situations sorcellaires, autant que les multiples enjeux inhérents au texte lui-même. Si ces différents sujets – de transmission, d’héritages immatériels, d’amitié et de sororité – sont intéressants, ils se révèlent trop nombreux pour être abordés en profondeur. Au risque d’en arriver à éclipser la question (passionnante) du pouvoir de la parole, de sa capacité à faire et défaire des situations, des positions, des convictions – « On en parle donc, d’une certaine façon, ça existe […] Croire, c’est faire exister ».
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Sorcières (titre provisoire)
Texte Penda Diouf
Mise en scène Lucie Berelowitsch
Avec Sonia Bonny, Clara Lama Schmit, Natalka Halanevych
Assistant à la mise en scène Baptiste Mayoraz
Musique Sylvain Jacques
Lumières Kelig Le Bars
Scénographie François Fauvel, Valentine Lê
Costumes Elizabeth Saint-Jalmes, Eve Le Corre-Le Trévédic
Décors Ateliers du PréauProduction Le Préau CDN de Normandie-Vire
Coproduction La Criée – Théâtre National de Marseille
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalMots Dits est une commande d’écriture du Préau CDN de Normandie-Vire à Penda Diouf. Inspiré des livres de Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, éditions Gallimard (1977) et Corps pour Corps – Enquêtes sur la sorcellerie dans le bocage (co-écrit par Josée Contreras) éditions Gallimard (1981), et d’après les témoignages recueillis dans le bocage virois en février et mars 2023.
Durée : 1h20
Vu en janvier 2025 au Théâtre du Point du Jour, Lyon
Salle des fêtes, Barenton
le 28 janvierThéâtre de l’Arsenal, Val-de-Reuil
le 4 févrierLes Franciscaines, Deauville
les 27 et 28 février
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