Aux commandes de la troupe du Théâtre des Nations de Moscou, Stéphane Braunschweig orchestre un spectacle sur la fin d’un monde, où le flétrissement des êtres et la destruction du vivant ne font qu’un.
Stéphane Braunschweig a dû faire quelques concessions. Au soir de la première française de son Oncle Vania, le patron du Théâtre de l’Odéon a été contraint de composer avec la grève d’une partie de son équipe, engagée dans le mouvement social contre la réforme des retraites. Alors qu’aux Ateliers Berthier, la représentation du Conte de Noël de Julie Deliquet a dû être annulée, le metteur en scène a décidé de donner son spectacle dans « des conditions dégradées ». Oubliés certains jeux de lumière, qui restent savamment orchestrés, exit la forêt qui devait – magnifiquement à en croire les photos – orner le fond de scène, et faire immédiatement écho à la teinte écologique que l’artiste entend offrir à cette pièce maîtresse de Tchekhov.
Malgré ces aléas frustrants, pour le metteur en scène comme pour les spectateurs dûment avertis, la magie tchekhovienne a pu produire ses époustouflants effets. Pour sa quatrième incursion – après La Cerisaie, La Mouette et Les Trois Sœurs – dans le théâtre du dramaturge russe, Stéphane Braunschweig a choisi une troupe de comédiens experts, celle du Théâtre des Nations de Moscou. Dans leur façon de s’emparer du texte, ces acteurs paraissent moins univoques que la plupart de leurs homologues français. Ils parviennent à retracer l’ensemble des lignes de force qui sous-tendent le théâtre de Tchekhov, pris dans une mélancolie certaine et, en même temps, teinté d’une ironie mordante. Dans sa direction d’acteurs, toute en subtilité, le metteur en scène n’a d’ailleurs pas cherché à enfoncer les têtes de Vania et de Sofia sous l’eau, à verser dans le pathos, à appuyer le désastre déjà contenu dans la pièce. Il a plutôt opté pour un parti-pris mesuré qui ne masque rien de la souffrance de ces êtres, mais ne cherche pas non plus à ce qu’on s’apitoie sur leur sort. Une ligne de crête qui permet au spectacle de gagner en puissance, et en émotion, au fil de son avancée.
Dans le prolongement de cet entre-deux, la distribution déroule un jeu retenu et engagé à la fois. Au côté d’un Vania (Evguéni Mironov) moins désabusé qu’à l’accoutumée, Nadejda Loumpova s’impose comme une bouleversante Sofia, jeune femme combative et blessée, tandis qu’Anatoli Béliy campe un Astrov en position de force. Seule Elisaveta Boyarskaya se révèle moins convaincante dans le rôle d’Helena, que le metteur en scène a voulu rendre plus prédatrice qu’elle ne l’est sans doute réellement. Tels des pantins abîmés par l’existence, tous font parfaitement ressentir l’épuisement des êtres, confrontés à une vie de labeur harassant, à la maladie, à l’ennui mortifère, à la quasi-disparition du sentiment amoureux, qui ne perdure, dans une version primaire et rapidement jugulée, qu’entre Helena et Astrov.
À ce flétrissement aussi inéluctable que progressif des êtres, Stéphane Braunschweig a mêlé la destruction désastreuse du vivant. Il est allé piocher dans le texte de Tchekhov ces passages, alarmants, qui témoignent du saccage de la Nature réalisé par les Hommes. Sous sa houlette, le médecin Astrov devient un scientifique écolo engagé – de ceux qui ne mangent pas de viande, se préoccupent des générations futures et de leur vision de celles du passé, se désespèrent d’observer le recul inexorable des animaux et des forêts, s’étonnent de la douceur du temps. Ses sorties, le metteur en scène s’y appesantit plus que d’ordinaire pour les faire entendre très clairement et démontrer, qu’en même temps que les vivants, la Nature s’épuise à force d’exploitation. Dans son décor massif tout en bois – qui, peut-on supputer, vient des forêts ravagées –, il donne alors au propos tchekhovien une dimension nouvelle, quasi prophétique, habituellement reléguée au second plan alors qu’elle est directement liée à notre monde. Façon de prouver que le maître russe est bel et bien un dramaturge de notre temps.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Oncle Vania
d’Anton Tchekhov
Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
Avec Anatoli Béliy, Elisaveta Boyarskaya en alternance avec Yulia Peresild, Nina Gouliaéva en alternance avec Irina Gordina, Dmitri Jouravlev, Nadejda Loumpova, Evguéni Mironov, Ludmila Trochina, Victor Verjbitski
Collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel
Lumière Marion Hewlett
Costumes Anna Hrustalyova
Assistante à la mise en scène, surtitrages Olga Tararine
Production Théâtre des Nations – Moscou
Durée : 2h30, entracte compris (1ère partie : 1h05 / 2e partie : 1h)
Théâtre de l’Odéon, Paris
du 16 au 26 janvier 2020
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !