Dans la droite ligne des Suppliques, le Birgit Ensemble poursuit, avec Les vies de Léon, son exploration historique et s’attache aux pas d’un jeune juif polonais contraint de fuir à l’approche de la Seconde Guerre mondiale. Une pièce sonore à voir et à entendre sous casque dans un dispositif aussi minimaliste que perfectionné qui ne perd jamais de vue la dimension narrative haletante de sa trajectoire.
C’est en travaillant sur leur précédente création tout public, Les Suppliques, à partir des missives envoyées par des familles juives à l’administration de Vichy dans l’espoir de retrouver un ou plusieurs de leurs membres disparus, qu’est née l’envie pour Julie Bertin et Jade Herbulot de continuer à déblayer cette période noire de l’Histoire, à s’emparer de ce matériau documentaire d’un autre siècle pour faire théâtre aujourd’hui, à être un jalon de transmission du passé et des récits qui le tissent, à faire acte de mémoire au présent, tandis que disparaissent peu à peu les derniers témoins et rescapés de la Shoah. Après l’échantillon de lettres qui avaient constitué le paysage de requêtes bouleversantes des Suppliques, le binôme fondateur du Birgit Ensemble zoome sur une trajectoire singulière dont elles imaginent et reconstituent le périple dans l’Europe de la Seconde Guerre mondiale. Exhumées des archives grâce à l’historien Laurent Joly, les lettres d’un certain Léon, écrites depuis le camp de Rivesaltes dans le Sud-Ouest de la France avant de s’enfuir, retiennent leur attention. De par sa jeunesse – il a à peine 20 ans –, son intelligence – c’est un jeune homme brillant et débrouillard – et son impressionnant itinéraire – depuis la Pologne jusqu’en Palestine, en passant par la Belgique, la France et l’Espagne.
Le propos panoramique des Suppliques est donc resserré et centré sur un seul destin – bien que pluriel, d’où le titre de la pièce – dans une forme légère et adaptable, car possiblement itinérante, à l’adresse d’une génération qui découvre cette tranche de l’Histoire en fin de cursus élémentaire, des adolescents et des parents. Les vies de Léon nécessite un décor réduit à son minimum, déploie ingéniosité et intelligence – à l’image de son héros –, mais développe surtout un dispositif de son binaural, immersif et sensitif, qui participe de la porosité scène/salle et donne littéralement l’impression que le passé surgit sous nos yeux… ou plutôt dans nos oreilles. Équipés de casques individuels, spectateurs et spectatrices font l’expérience d’une pièce sonore stimulante, comme si nous écoutions aux portes de l’Histoire. Le spectacle se déroule ainsi en direct au plateau et dans l’espace mental ouvert par le traitement du son, bande sonore spatialisée fourmillante de détails et composition musicale sur mesure. Voix d’enfants jouant dans le salon de leur grand-mère, gammes au piano, crissements du train, bruits de pas sur le plancher, coup de tonnerre en pleine montagne… C’est tout un environnement qui prend vie dans nos oreilles, tressant enregistrement et captation en direct grâce à des ressources technologiques impressionnantes et à cette tête binaurale sur perche, subtilement intégrée à la fiction.
Étienne Galharague – vu et repéré dans le très beau Arrête avec tes mensonges mis en scène par Éric Massé et Angélique Clairand – incarne avec détermination cet attachant Léon d’un bout à l’autre de la représentation, tandis que son comparse Pierre Duprat interprète en caméléon tous les autres rôles gravitant autour – le père, l’oncle, le compagnon d’infortune prisonnier, le berger résistant, l’ami, enfin, à qui Léon se lie. Le duo fonctionne idéalement et tout s’harmonise avec un tact fou. Les costumes de Pauline Kieffer et les quelques accessoires campent une époque et contribuent à dessiner des silhouettes identifiables pour les changements de rôle du même comédien. En dégradés de brun rehaussés de quelques touches de couleurs, c’est un savant mélange de travail de reconstitution et de vision picturale d’ensemble. Sur un panneau vertical qui fait office de carte de géographie en mouvement, de coulisse centrale et de castelet improvisé pour théâtre d’ombre et d’objets, s’imprime le territoire parcouru par ce jeune juif en fuite, tandis que la statue-tête devient personnage à part entière, pivot d’un récit qui traverse les générations, relique d’un temps englouti, objet sentimental qui se transmet au gré des affinités, héritage dont la valeur est celle de la mémoire qui s’y cache.
Dans une alternance fluide de dialogues scéniques et de récit conté au creux de nos oreilles, sur un tempo admirablement mené, l’histoire de Léon déroule ses péripéties, et la grande Histoire prend vie dans l’impact qu’elle produit sur la destinée du jeune homme. Les ombres et lumières contribuent aux changements d’ambiance (phares sur la route, barreaux de la cellule du camp, fumée de la guerre), façonnent des atmosphères (chaleureuses ou hostiles), tandis que des panneaux nous indiquent les différentes étapes et escales qui ponctuent la fuite perpétuelle de ce jeune homme que la vie appelle. Car si son parcours ne se fait pas sans pertes ni terreurs, Léon l’évadé deale en permanence avec le danger et avance vers son avenir. Et ce qui le meut semble être bien plus un désir de liberté que la peur de la mort. Ce spectacle affuté fait de l’espace-temps de la représentation une échappée dans le passé. En associant aussi intimement dimension sonore et visuelle, Les vies de Léon ouvre un champ à la création aussi minimaliste que perfectionné. L’Histoire et la Géographie ne sont plus des matières d’apprentissage scolaire, elles prennent corps et voix dans la vraie vie d’un homme et s’incarnent au plateau dans le flux bouleversant d’une existence qui a tous les rebondissements d’une fiction. Indispensable et poignant.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les vies de Léon
Adaptation, texte et mise en scène Julie Bertin, Jade Herbulot
Avec Pierre Duprat, Étienne Galharague, et les voix de Nada Strancar et des enfants Avigael et Joachim Chauvain, Esther Herson-Macarel Eskenazi, Volodia Lourdel
Création sonore Vanessa Court
Costumes et masque Pauline Kieffer
Décors Pauline Kieffer, Auriane Lespagnol
Création et régie lumières (version salle) Julien Ménard
Régie générale et son Julien Ménard, en alternance avec Cédric Giscos
Consultante historique Aude Vassallo
Assistant à la mise en scène Jan Czul
Stagiaire mise en scène Anouk Hourdin Solovieff
Ingénieurs du son Radio France Frédéric Changenet, Étienne Colin, Ivan CharbitProduction La Générale de Production
Coproduction Le Grand R, Radio France, Le Birgit Ensemble
Avec le soutien du CENTQUATRE-Paris, du Théâtre Paris Villette et de la Ville de ParisOpération soutenue par l’Etat dans le cadre du dispositif « Expérience augmentée du spectacle vivant » de la filière des industries culturelles et créatives (ICC) de France 2030, opérée par la Caisse des dépôts.
Durée : 1h05
À partir de 9 ansThéâtre de Châtillon
les 5 et 6 mai 2025CRESCO, Saint-Mandé
le 16 maiLa Filature, Scène nationale de Mulhouse (en itinérance)
du 18 au 28 mai 2025
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