Lilo Baur invite le dramaturge catalan Sergi Belbel au Théâtre du Vieux-Colombier. En construisant une atmosphère délirante et amère à la Almodóvar, la metteure en scène suisse prouve que la troupe de la Comédie-Française peut sans cesse se métamorphoser.
Tout fumeur sait à quel point la pause-cigarette est un moment privilégié. Lieu d’échange entre parias d’une société qui supporte de moins en moins les volutes de fumée, appendice d’entreprises où le tabac a été banni, il s’y confesse tout ce qui ne peut pas être prononcé à l’intérieur, s’y conçoit tout ce qui ne parvient pas à être pensé dans l’univers aseptisé des bureaux. Après la pluie en fait un îlot de liberté au milieu d’une mer d’interdictions, au cœur d’un océan de menaces.
Le dramaturge catalan Sergi Belbel place cette alcôve forcée sur le toit-terrasse d’une tour de 49 étages. Dans un futur plus ou moins proche où la sécheresse fait rage, elle abrite une société financière qui a imposé une interdiction drastique de fumer à ses salariés. « S’en griller une » empêche, en théorie, tout recrutement et constitue un motif de licenciement. Malgré tout, des employés resquilleurs s’y retrouvent pour satisfaire leur besoin en nicotine. Des secrétaires au coursier en passant par le chef administratif, le programmeur informaticien et même, comble de l’ironie, la directrice exécutive, c’est, faisant fît des strates hiérarchiques, toutes les couches de l’entreprise qui s’y croisent et composent un écosystème à part. Un pied dedans, un pied dehors, leurs langues se délient et révèlent une des faces cachées du monde du travail, celle un peu folle-dingue que les open spaces ne tolèrent plus.
Il fallait oser embarquer la troupe de la Comédie-Française dans cette comédie loufoque et grinçante. Mais Lilo Baur a compris que l’institution multi-centenaire à la mode Eric Ruf y était désormais intégralement soluble. Cigarette électronique au creux des doigts, Anna Cervinka est exquise en secrétaire blonde nunuche, Cécile Brune parfaite en directrice exécutive machiavélique, Sébastien Pouderoux touchant en programmeur informaticien coincé, Véronique Vella mystérieuse en assistante châtain ambitieuse et Clotilde de Bayser intrigante en secrétaire rousse ésotérique. De leur jeu si finement maîtrisé, naît une atmosphère à la fois délirante et amère, proche de celle qui enveloppe certains films de Pedro Almodóvar. Au gré d’effets scénographiques un peu appuyés, le langage cru de Sergi Belbel tranche agréablement avec ces formules lisses et creuses qui pullulent habituellement de bureau en bureau.
Matérialisé par l’imposant décor d’Andrew D. Edwards, à l’élégance anxiogène, le toit-terrasse devient un espace paradoxal. Fenêtre ouverte sur le monde, il dévoile l’intériorité des personnages ; terrain de rencontres, il met en lumière toute leur moderne solitude. Les employés y livrent leurs amours, leurs désirs, leurs espoirs, leur vie personnelle en somme, celle qui a été savamment exclue du monde de l’entreprise. Mais, dans cet endroit exigu, ils s’entendent sans s’écouter, vident leur sac à fond perdu, déversent leurs états d’âme sans prêter la moindre attention à ceux des autres. Se libèrent alors des tourments auxquels ne répondent que leur propre écho.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Après la pluie
de Sergi Belbel
Mise en scène Lilo Baur
Avec Véronique Vella
Cécile Brune
Alexandre Pavloff
Clotilde de Bayser
Nâzim Boudjenah
Sébastien Pouderoux
Anna Cervinka
Rebecca Marder
Scénographie : Andrew D. Edwards
Costumes : Agnès Falque
Lumières : Fabrice Kebour
Musique originale : Mich Ochowiak
Maquillages et coiffures : Catherine Bloquère
Collaboration artistique : Aoife Hinds
Durée: 1h45Vieux-Colombier
Du 29 nov 2017 au 07 janv 2018
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