À la Comédie-Française, la metteuse en scène plonge Harpagon et consorts dans un bain farcesque qui affaiblit la pièce de Molière.
Mêmes joueurs jouent encore, semble s’être dit Lilo Baur, forte du succès rencontré par sa version rocambolesque de La Puce à l’oreille qui avait électrisé, en septembre 2019, le plateau de la salle Richelieu. A la dynamique d’une précision d’orfèvre de Feydeau, la metteuse en scène suisse avait imposé un train d’enfer, jusqu’à transformer l’appartement des Chandebise et le Minet-Galant en hôtel des courants d’air digne des sixties. Les portes claquaient aussi vite que les répliques fusaient, et les comédiens-français ne reculaient devant rien pour alimenter la lessiveuse comique et provoquer l’hilarité générale. Pour sa première incursion dans l’oeuvre de Molière, elle a alors essayé, peu ou prou, d’appliquer la même recette, de précipiter L’Avare dans un monde d’après la Seconde guerre mondiale, dans une Suisse, étendue d’eau et montagnes à l’appui, où Harpagon jouerait le rôle de banquier, dans un bain farcesque qui, s’il sied à Feydeau, convient moins à Molière, emprisonné dans un vernis qui l’appauvrit au lieu de l’augmenter.
Et le bourgeois pingre des origines de devenir, sous sa houlette, un Donald Trump du pauvre, avec sa voiturette de golf comme monture, ses costumes surdimensionnées comme armure et son désir d’argent comme obsession, plus préoccupé qu’il est par le sort de sa cassette garnie de 10 000 écus que par celui de ses enfants, Cléante et Elise. Jamais avare d’une bonne affaire, Harpagon compte tirer profit de leurs prochaines unions et destine le premier à une veuve pleine aux as et la seconde au Seigneur Anselme qui, s’il a un âge avancé, a l’immense avantage de ne réclamer aucune dot. Sauf que les deux jeunes gens ne l’entendent pas de cette oreille. Elise est éprise de Valère, qui vient de rejoindre la maison familiale en tant qu’intendant pour mieux se rapprocher de sa dulcinée, tandis que Cléante n’a d’yeux que pour Mariane, une voisine dont il s’est récemment amouraché, mais que son père convoite également, en dépit de sa condition modeste. Aidé par La Flèche, le valet de Cléante, les rejetons vont alors tout faire pour mettre en échec les plans de leur géniteur, en utilisant, s’il le faut, son adoration pour l’argent.
Et c’est là, et bien là, que se noue toute la complexité de la pièce de Molière, dans cette lutte entre deux générations, où l’ancienne ne veut pas céder sa place à la nouvelle, dans ce combat entre les bourgeois qui amassent, et prêtent, et les aristocrates qui dépensent, et s’endettent, dans ce va-et-vient constant entre le drame intime qui enserre et la comédie de façade qui libère – comme l’avait parfaitement montré Benoît Lambert dans sa très récente adaptation. Las, au lieu de se mettre à l’écoute du texte, et de ses enjeux, de le creuser en profondeur pour en révéler l’acuité et la drôlerie naturelles, Lilo Baur a plaqué une vision, sa vision, dénuée de réelle lecture. A grand renfort de fioritures burlesques, qui font bien davantage sourire que rire, elle tente de tourner Harpagon et consorts en tiède ridicule. Souvent gratuites et inabouties, parfois sans fondement, à l’image de cette fête foraine qui sert de cadre au curieux épilogue, ces excroissances apparaissent régulièrement superfétatoires, tendent au trop et donnent à l’ensemble un caractère superficiel alors qu’il est, au contraire, des plus substantiels. Surtout, elle contribue à parasiter la réception d’un texte qui, bien que son potentiel comique résiste, se trouve amputé d’une partie de sa puissance dramaturgique, à la fois brillante et cruelle.
Dans cette immersion sans vision, même les comédies-français semblent désappointés. Exception faite de Serge Bagdassarian et Françoise Gillard qui offrent à Maître Jacques et Frosine un ancrage clair et une incarnation fine, les autres paraissent flotter dans leurs rôles mal dégrossis et naviguer à vue. Quand Laurent Stocker peine à faire évoluer son Harpagon, et à révéler l’ensemble de ses facettes, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Elise Lhomeau et Clément Bresson ne donnent pas suffisamment de relief et de caractère à Mariane, Cléante, Elise et Valère, dont les amours respectifs semblent bien ectoplasmiques. Dès lors, tous apparaissent comme des figures caricaturales, plutôt que comme des personnages habilement dessinés, comme des pantins mal dirigés, plutôt que comme des êtres déchirés, et L’Avare de résonner avec l’écho d’une pièce qu’on aurait maladroitement privé, et vidé, de sa substance, qu’on ferait sonner faux alors qu’elle a, au contraire, tout pour retentir de la plus juste des manières.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr (critique dans la version avec la distribution de 2022 à la création)
L’Avare
de Molière
Mise en scène Lilo Baur
Avec Alain Lenglet, Françoise Gillard, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Serge Bagdassarian, Nicolas Lormeau, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Élise Lhomeau, Clément Bresson, Adrien Simion, et le comédien de l’académie de la Comédie-Française Jérémy Berthoud
Scénographie Bruno de Lavenère
Costumes Agnès Falque
Lumières Nathalie Perrier
Musiques originales et assistanat à la mise en scène Mich OchowiakDurée : 2h
Comédie-Française, Paris
du 2 juin au 24 juillet 2023
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