Avec Les Suppliques, Le Birgit Ensemble déploie des récits qui donnent à voir et éprouver le quotidien des juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale. Un théâtre entre documentaire et fiction à la fois instructif et émouvant, et surtout profondément marquant.
Incarner, donner des visages aux disparus, faire revivre les situations du passé, c’est aussi cela contribuer à l’Histoire et à la mémoire. Au-delà de la sécheresse des archives, des froides listes des murs de noms et autres monuments aux morts, celles et ceux victimes des violences que produisent les sociétés humaines ont eu un quotidien, une famille et des désirs broyés par le cours de l’Histoire, une vie ordinaire dans laquelle chacun peut se reconnaître. Comme elles le font depuis leurs débuts, Julie Bertin et Jade Herbulot, cofondatrices du Birgit Ensemble, tentent d’éclairer le passé national d’une autre manière, de diriger la lumière là où elle porte moins. Au printemps 2020, elles reçoivent un appel d’Alexandre Hallier, producteur de cinéma, qui travaille au développement d’un documentaire avec l’historien Laurent Joly. Au cours de son travail de recherche, ce dernier a découvert des milliers de lettres adressées au Commissariat général aux questions juives (CGQJ). Administration instituée par le régime de Vichy, le CGQJ était en charge, comme son nom l’indique, des populations juives vivant en France. Elle reçut à ce titre quantité de courriers dans lesquelles les juifs de France soumis aux ordonnances successives qui les privaient de leurs droits tentaient de plaider leur cause. Qui pour se plaindre de la spoliation de son magasin. Qui pour chercher un membre de la famille emporté par une rafle. Qui pour essayer de faire valoir les services qu’il avait rendus à la France.
C’est un sombre paysage que dessinent ces lettres, naturellement. Celui de l’étau qui se resserre autour des populations juives de France, que le régime de Vichy progressivement spolie, empêche de vivre, étouffe et tue. Les Suppliques, du nom de ces milliers de requêtes envoyées au CGQJ, s’inscrit dans un ensemble documentaire multiforme (pièce, film, émission radiophonique), qui cherche à transmettre la mémoire de ces années noires, à hauteur d’hommes. Julie Bertin et Jade Herbulot en ont choisi six. Six lettres dont elles ont tenté de reconstituer l’histoire, le contexte, les conditions dans lesquelles elles sont nées, les réponses qu’elles ont pu recevoir et ce qui est advenu après. Des recherches complémentaires menées à travers diverses sources ont permis ainsi, au plateau, de retracer des bouts de destin, d’esquisser des caractères, et, avec l’aide de la fiction qui supplée aux silences, de donner « chair et corps », pour reprendre les termes des autrices, à ces juifs de France emportés par les persécutions de l’époque.
Ils sont quatre à porter ces récits émouvants : Gilles Privat et Marie Bunel pour l’ancienne génération, Salomé Ayache et Pascal Cesari pour la nouvelle. Qui sont à la fois narrateurs et acteurs, enquêteurs et comédiens. Sur le fil entre le jeu et la restitution, modalisant les degrés de certitude quant à ce qu’ils reconstituent, sortant les fameuses lettres des pochettes plastiques dans lesquelles elles sont conservées, débâchant les meubles d’époque qui vont servir à la scène à venir. Ils sont tour à tour Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacenelenbogen, Charlotte Lewin, et leurs familles se débattant face à une administration qui, par ses réponses, ne cache rien de son implacable mécanique. Sa volonté est bien d’appliquer des lois indignes, de les outrepasser même, de prendre prétexte de la règle et des autorités allemandes pour faire avancer au mieux l’élimination des juifs de France. À travers elles, parle un État impitoyable et inhumain, chef d’orchestre d’une mécanique idéologique que son administration relaie sans sourciller.
Au final, Les Suppliques fait revivre des personnages ordinaires, pris dans la folie de leur époque, impuissants face à l’implacable processus qui les emporte, que le désespoir conduit à placer leurs derniers (et très fragiles) espoirs dans ces lettres qu’ils envoient – et à travers eux, fait exister les disparus. Sur un fil entre fiction et docu, et dans ce contexte tragique, le théâtre s’y permet d’être joyeux, drôle et émouvant tout à la fois, narratif et politique, de passer d’une scène d’époque à l’analyse du style d’une lettre, et de rendre un bel hommage au passage au travail d’historien. Éprouver, c’est bien davantage que de savoir, surtout dans une société surinformée et débordée d’images. Petit à petit, l’insensibilité au malheur risque de nous emporter, et face à cela, le théâtre a sans doute son rôle à jouer. Surtout quand il met en présence ainsi, au bord du réel, quand il fait éprouver ce que confusément l’on sait, mais que l’on n’a jamais si profondément ressenti.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Les Suppliques
Conception, écriture et mise en scène Julie Bertin, Jade Herbulot – Le Birgit Ensemble
Avec Salomé Ayache, Marie Bunel, Pascal Cesari, Vincent Winterhalter, et les voix de Bénédicte Cerutti et Éric Charon
Conseil historique Laurent Joly
Enquêtes généalogiques Aude Vassallo
Scénographie James Brandily, assisté d’Auriane Lespagnol
Construction Anthony Nicolas
Lumières Jérémie Papin, assisté de Théo Le Menthéour
Son Lucas Lelièvre
Costumes Pauline Kieffer, assistée de Constant Chiassai-Polin
Collaboration chorégraphique Thierry Thieû Niang
Régie générale, plateau, son Marco Benigno, Victor Veyron
Régie lumière Théo Le Menthéou
Habillage et régie plateau Constant Chiassai-PolinProduction Le Birgit Ensemble
Coproduction La Générale de production ; Le Grand T – théâtre de Loire-Atlantique ; Le Grand R – Scène nationale de La Roche-sur-Yon ; Théâtre de Châtillon ; Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis ; La Comédie – CDN de Reims
Résidence Grand R – Scène nationale de La Roche-sur-Yon ; Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis ; Théâtre Public de Montreuil – CDN ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne
Avec le soutien de la direction générale de la Création artistique – DRAC Ile-de-France, de la région Ile-de-France, de l’École de la Comédie de Saint-Étienne/DIÈSE# Auvergne Rhône-Alpes et de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalLa compagnie Le Birgit Ensemble est conventionnée par la DRAC Ile-de-France et le conseil départemental du Val-de-Marne. Julie Bertin et Jade Herbulot sont artistes associées au Grand R – scène nationale de La Roche-sur-Yon et au Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis.
Ce texte est lauréat de l’Aide à la création de textes dramatiques – Artcena, d’après les lettres de Rachel Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacenelenbogen et Charlotte Lewin.
Durée : 1h45
Vu en décembre 2023 au Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis
Théâtre de La Tempête, Paris
du 31 janvier au 16 février 2025
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