Aussi glaçante que drôle par moments, la première pièce de Delphine Théodore révèle une autrice déjà grande. Les Petites Bêtes ausculte nos névroses transgénérationnelles à travers l’univers d’un conte où la féérie masque la tragédie.
Il était une fois trois femmes, trois générations, prises dans les mailles de la transmission familiale. Avec cette première pièce, Delphine Théodore ausculte avec maestria les mécanismes transgénérationnels à l’œuvre dans nos lignées cabossées, pleines de silences et de tabous, de casseroles à se trainer et de culpabilité refilée, de violences refoulées et de valises trop lourdes à porter. Les Petites Bêtes est un conte, de ceux qui s’adressent aux grands (aux grands petits également). En cela, l’écriture dit tout, mais prend des gants. Elle n’édulcore pas ses enjeux, ne minimise pas leurs effets, mais elle y met les formes. Et c’est un tour de force. Delphine Théodore construit une pièce étonnante et singulière aux accents de symbolisme sur une mécanique inextricable qui fonctionne comme un engrenage. On pense aux ambiances feutrées développées chez Maeterlinck qui auraient croisé fortuitement les contes de Grimm ou Perrault.
Car la trame tissée renvoie indubitablement aux ingrédients présents dans ces histoires pour enfants, et tout particulièrement au Petit Chaperon rouge avec ses trois générations féminines en présence – la fille, la mère et la grand-mère –, le maillon qu’est le loup, et le bois, comme un grand bain où plonger pour grandir, source de fantasmes, territoire des peurs, des désirs et de l’inconscient. Bruno Bettelheim est déjà passé par là avec sa Psychanalyse des contes de fées, n’en rajoutons pas. Mais disons que ce contexte est présent en sous-texte, obscurément là. Puisque les contes n’ont pas leur pareil pour regarder dans la nuit, aller voir sous les draps ce qui se tapit, creuser nos obscurités archaïques et universelles.
C’est la voix de Mathieu Amalric qui nous invite à entrer dans la narration, chaude et grave, familière. « Il était une fois une petite fille qui était très gâtée par sa grand-mère ». Elle reviendra en pointillé, regard omniscient, mais jamais jugeant, face cachée du drame, éclairer l’intériorité des personnages. Et, tandis qu’apparaît le premier tableau, image d’Épinal d’une petite fille au chevet de sa grand-mère alitée, on pénètre d’emblée dans le vif du sujet. La moquette au sol est verte, mauvais présage, foulée en chaussures ou chaussettes par les trois femmes. Le malheur est sous leurs pieds. Bien ancré dans le passé, toujours présent, il se transmet comme un relais, un point fixe, dont personne n’ose se débarrasser de peur de briser la continuité. La liberté fait peur. Et le cercle insidieux de la souffrance devient facilement un environnement naturel dont on s’accommode, un terrain connu, donc rassurant à sa manière. Mais les dégâts sont là, destructeurs, et entravent l’épanouissement de chacune.
À partir de dialogues presque minimalistes et métaphoriques, Delphine Théodore décortique l’emprise nichée sous l’amour, les fausses croyances que développent les enfants pour tenir en joue leurs terreurs, le poids des non-dits, la culpabilité comme une ombre insistante, la soumission à la loi maternelle, la tyrannie qui se cache sous les apparences de la bienveillance, notre effarante capacité à l’autodestruction. Ce ne sont pas les petites bêtes peuplant l’humus qui dévorent notre trio, c’est l’inquiétude qui les enferme et les fait trébucher sans cesse, à l’image de cette forêt sombre qui apparaît au fur et à mesure de la représentation dans un jeu de transparence presque subliminal et qui, peu à peu, prend tout l’espace. Passer par la route ou couper par la forêt, la question revient sans cesse. À la mise en scène également, Delphine Théodore orchestre un ballet à trois, ciselé et stylisé jusqu’à l’os. Les déplacements sont précis, ils obéissent à une mathématique invisible qui active chacune dans son rapport aux deux autres. C’est la loi de l’effroi, la loi de la violence qui n’est jamais exprimée frontalement, mais tapie dans les interstices du texte autant que dans la poétisation des gestes. La direction des actrices est un travail d’orfèvre, une véritable partition musicale toute en harmonies et la distribution est admirable.
Coincée en sandwich entre sa mère et sa fille, Amandine Dewasme semble tout entière mue par une angoisse sourde et permanente. Médecin de profession, fille (trop) dévouée et mère (trop) attentionnée, elle se plie littéralement en quatre pour les autres, dos courbé, genoux à terre, ployant sous ses valises de médicaments, dans un souci exacerbé de la santé des autres, aveugle pourtant. Louise Legendre, qui interprète sa fille, très différente dans son rythme et son timbre de voix, donne une belle aura à cette enfant croulant sous l’anxiété des deux autres, trop prompte elle aussi à s’oublier pour faire plaisir. Quant à Claire Aveline, elle est une mamie malsaine et humiliante à souhait, reine jamais satisfaite, parfaite dans son rôle castrateur. Depuis son lit, elle régit tout, ordonne et juge, grand manitou qui ne fait que reproduire la domination auparavant subie. Pour le loup, Delphine Théodore a opté, à bon escient, pour une marionnette. Le mélange des genres est judicieux et s’insère de façon pertinente dans l’imaginaire et les chimères de la fable. La magie opère même si le déroulé de l’ensemble, en ce soir de première, cherchait encore son rythme de croisière.
Les Petites Bêtes porte haut l’art de mettre en scène les névroses intrafamiliales qui, pires que des microbes virulents, se transmettent de génération en génération comme une espèce en voie de prolifération. Envoûtant, ce spectacle est un vortex qui nous entraîne sans pathos dans une spirale d’angoisses aliénantes. Comme prises dans un bocal sans issue, la mère et la fille semblent tourner en rond et toujours revenir au point de départ. Comme un jour sans fin. Ou cette mare au diable décrite par George Sand où toujours l’on revient. Jusqu’à ce que…
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les Petites Bêtes
Texte et mise en scène Delphine Théodore
Avec Louise Legendre, Amandine Dewasmes, Claire Aveline, et les voix enregistrées de Mathieu Amalric et Yannick Choirat
Marionnettiste et régie plateau Géraldine Zanlonghi
Marionnettiste Delphine Théodore
Dramaturgie Valérie Théodore
Collaboration artistique Sandra Choquet
Scénographie James Brandily
Création lumières Pascal Noël
Création son Lucas Lelièvre
Costumes Siegrid Petit-Imbert
Création marionnettes Sébastien Puech
Chorégraphie Rémi Boissy
Régie Philippe Lagrue
Régie son Fabrice NaudProduction La Compagnie du Berceau
Coproduction Théâtre Dijon Bourgogne, Centre Dramatique National, Le Grand R, scène nationale de la Roche-sur-Yon
Avec le soutien de la DRAC Île de France et de l’ADAMIDurée : 1h40
Théâtre 13– Bibliothèque, Paris
du 8 au 24 janvier 2025Le Grand R, Scène nationale de La Roche-sur-Yon
les 29 et 30 janvier
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