En rassemblant trois courtes pièces de Maurice Maeterlinck, Julien Dubuc tente une immersion dans l’univers étrange de l’auteur symboliste. S’il crée une unité d’atmosphère entre les différentes parties du spectacle, le recours au casque et aux nouvelles technologies peine à réactiver la rupture qu’a représentée ce théâtre en son temps.
« Qu’y-a-t-il dans les ouvrages qu’on expose chaque année au suffrage du public ? Des petites observations greffées sur de petites intrigues, mettant en jeu des personnages coulés dans des moules immuables et qui sont eux-mêmes agités par de petites passions. C’est l’adultère ; c’est l’amour considéré sous tous les angles, mais réduit à des proportions mesquines. C’est l’observation des mœurs du jour, des travers passagers, la peinture à fleur de peau de ce qu’il y a de plus superficiel dans la vie ». Malgré quelques tournures un peu désuètes, en dépit d’un style sophistiqué d’une manière légèrement étrange pour une oreille contemporaine, cette description acerbe du paysage théâtral paraît bien actuelle. Elle ne l’est pas tant que ça : formulée par Maurice Maeterlinck lors d’un entretien publié en 1896, cette critique dit beaucoup de la rupture qu’appelle de ses vœux le dramaturge belge sur les scènes de son époque, et qu’il parvient à incarner avec une œuvre singulière dont les titres les plus connus aujourd’hui sont sans doute Pelléas et Mélisande (1892) et Les Aveugles (1890). À l’heure où l’art dramatique revendique sans cesse sa capacité à documenter le présent ou à en explorer par divers moyens les réalités sociales et politiques, le théâtre de Maeterlinck peut-il encore être une alternative ? Loin d’avoir jamais fait mode, l’idée s’empare régulièrement de certains artistes.
Avec ses Aveugles créés en 2021 – et toujours en tournée en 2024-2025 – et maintenant La fin du présent, qui rassemble les adaptations de trois courtes pièces du Belge, Julien Dubuc s’affirme sur la scène actuelle comme l’un de ses passeurs les plus déterminés. De même que la plupart de celles et ceux qui s’emparent aujourd’hui de cette œuvre farouchement opposée à l’« universel reportage » – on pense à Julie Duclos, Pascal Kirsch ou encore Denis Marleau –, c’est à sa première période, très resserrée et précoce, qu’il s’intéresse. Intérieur, L’intruse et Les Sept princesses, qui forment la matière de base de La fin du présent, appartiennent en effet au même mouvement que Les Aveugles : celui de la recherche symboliste, du « tragique quotidien » que Maeterlinck abandonne ensuite pour renouer avec une dramaturgie plus conventionnelle, plus psychologique et dialoguée. Dans la lignée du travail entre théâtre, arts numériques et réalité virtuelle qu’il mène depuis 2011 avec son collectif INVIVO, Julien Dubuc va à l’écriture de Maeterlinck à l’aide de dispositifs très technologiques, du moins par rapport aux standards théâtraux encore très largement analogiques. Après avoir fait des Aveugles une pièce en réalité virtuelle pour douze spectateurs, c’est grâce à des casques audios, et bien d’autres autres outils, que lui et sa vaste équipe artistique et technique cherchent à immerger leur spectateur dans un monde où la mort ne cesse de rôder, jusqu’à être finalement là, parmi nous.
Une fois toute l’assistance casquée, c’est dès le hall du théâtre que commence le spectacle. Plongé dans une lumière bleue irréelle, installé à l’endroit où il ne fait d’habitude que retirer sa place et patienter, le public assiste à la première des trois parties du spectacle : une version quelque peu condensée d’Intérieur, que Maurice Maeterlinck regroupait en 1893 avec Alladine et Palomides et La Mort de Tintagiles sous le titre Trois petits drames pour marionnettes. Car, à l’acteur de chair et d’os, de sueur et de salive, qu’il considérait comme une interférence au poème et à ses profondeurs ontologiques, voire mystiques, l’auteur a longtemps préféré le pantin. Sans aller vers ce dernier à proprement parler, Julien Dubuc utilise la technologie comme moyen de déréalisation de la présence des acteurs et des situations qu’ils dessinent. Bien que partageant le même lieu que nous, l’actrice Sumaya Al-Attia, qui, telle une conteuse, prend en charge les didascalies d’Intérieur, est comme mise à distance de sa propre voix, qui nous arrive presque chuchotée au creux de l’oreille. Le double espace et les figures qu’elle décrit – l’intérieur d’une maison occupée par une famille alanguie par l’arrivée de la nuit, et l’extérieur où un Vieillard et un Étranger sont postés, porteurs d’une nouvelle macabre qu’il leur faut délivrer : la mort de la troisième fille du foyer – semblent alors s’adresser à l’imaginaire de chacun. Mais l’on s’aperçoit bientôt que les personnages de l’extérieur sont bel et bien incarnés par des comédiens qui jouent aux portes du théâtre leur dilemme : faut-il ou non entrer et dire la vérité, faisant ainsi entrer la mort dans la vie ?
Après une brève déambulation qui nous permet de rejoindre la salle, au rythme de la nappe sonore diffusée en continu par le casque, on se retrouve cette fois non plus tout à fait dans une atmosphère spectrale, mais face à elle. Et c’est toujours avec pour guide la même comédienne – la seule à interpréter toujours le même rôle, tandis que Rémi Rauzier, Jeanne David, Grégory Fernandes, Alexandre Le Nours, Lauryne Lopes De Pina et Emilie Waïche en endossent trois différents – que l’on approche L’intruse, où, là encore ,la mort s’invite dans une famille. La parenté de la scène de veillée qui s’offre au spectateur avec le tableau précédent va de soi, peut-être un peu trop. Alors que le théâtre de Maeterlinck est sensé faire frémir en convoquant des peurs fondamentales au plateau, la fluidité de la traversée en fait davantage une promenade qu’une exploration en terres inconnues. Dans cette deuxième partie, l’imaginaire du spectateur est davantage empêché encore que dans la précédente. Générée par des caméras volumétriques captant les mouvements des acteurs, une sorte de ballet de spectres est projeté sur un écran situé entre scène et salle : on croirait y voir des fantômes s’agiter, ce qui nous prive de la possibilité de leur donner la forme qui nous sied. Comme le texte d’Intérieur et celui des Sept princesses, qui ne tarde pas à prendre le relai, L’intruse de Julien Dubuc est condensée aussi bien dans ses mots que dans ses silences, très importants dans l’esthétique de Maeterlinck. L’attente, le trouble qui précède le décès de la mère dans cette deuxième pièce perd ainsi en épaisseur.
La troisième et dernière partie est traitée de façon plus subtile. Bien que située, comme Pelléas et Mélisande, dans un Moyen-Âge plus ou moins fantasmé, Les Sept princesses est ici traitée dans la continuité des deux pièces précédentes. Nul château sur scène, où le spectateur est maintenant assis dans une configuration quadri-frontale, mais simplement une cage de verre posée sur une plateforme rotative. Incarnés par les mêmes acteurs que ceux d’Intérieur et de L’intruse, le vieux roi et la vieille reine de cette histoire, grands-parents de sept princesses endormies dont les parents sont morts, ne sont guère plus grandioses que l’aveugle, le vieillard, les jeunes filles ou encore les pères et les fils égarés croisés plus tôt. Si le prince qui vient chercher l’une des jeunes assoupies semble appartenir à un autre monde que le nôtre, ce n’est pas non plus du fait de ses origines historiques et sociales élevées, mais parce que Julien Dubuc le représente, de même que tous les autres personnages de La fin du présent, comme un être à la lisière de l’existence et du néant. Cette traversée présente l’intérêt de nous mettre face aux motifs, aux récurrences de Maeterlinck. On demeure toutefois à distance de la rupture esthétique et métaphysique qu’il a pu représenter au théâtre. S’il déplace le spectateur de ses habitudes théâtrales, c’est surtout en apparence. Le langage technologique que déploie le collectif INVIVO rejoint en effet de trop près nos usages quotidiens de l’image et du son pour réactiver toute la force et l’originalité de l’écriture du symboliste belge, qui contribuait à poser au théâtre les premières fondations de la modernité.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
La fin du présent
d’après Intérieur, L’intruse et Les Sept princesses de Maurice Maeterlinck
Adaptation et mise en scène Julien Dubuc
Avec Sumaya Al-Attia, Jeanne David, Grégory Fernandes, Alexandre Le Nours, Lauryne Lopes De Pina, Rémi Rauzier, Emilie Waïche
Création sonore et musicale Grégoire Durrande
Creative codeur-video Antoine Vanel – Blindspot
Scénographie Elsa Belenguier
Création lumière Pierre Langlois
Création costumes Gwladys Duthill
Illusion, dispositif magique David Udovtsch
Régie générale de création Arthur Petit
Construction décors Ateliers du Théâtre de l’Union ; Alain Pinochet, Ronan Celestine, Dorine OllivierProduction INVIVO
Coproduction Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux ; OARA – Office artistique régional Nouvelle-Aquitaine ; Théâtre de l’Union – CDN du Limousin ; Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon ; Théâtre Ducourneau – Agen ; Prix Spectacle Vivant – Scène Numérique 2023 ; Le lieu unique – Nantes ; Stereolux – Nantes ; L’Hexagone – Scène nationale de Meylan
Soutien CNC – Fonds d’aide à la création immersive ; DRAC Nouvelle-Aquitaine ; GEIQ compagnonnage théâtre ; Grenier à Sel – Avignon ; Villa Creative ; Espace d’Albret – NéracPour le développement du projet, INVIVO a été conventionnée DRAC Auvergne-Rhône-Alpes 22-23 / Fonds SCAN – DRAC Auvergne-Rhône-Alpes – Région Auvergne-Rhône-Alpes.
INVIVO est conventionné DRAC Nouvelle-Aquitaine, soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et la Ville d’Agen et est conventionné département Lot-et-
Garonne.Durée : 1h45
Théâtre de l’Union, CDN de Limoges
du 13 au 15 novembre 2024Les Gémeaux, Scène nationale de Sceaux, avec le Théâtre de Châtillon
du 12 au 14 décembre
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