Aux commandes des oeuvres mémoriales de l’intellectuelle française, les deux figures de proue de la compagnie Animal Architecte, la metteuse en scène Camille Dagen et la scénographe Emma Depoid, ne parviennent pas à donner suffisamment de relief théâtral à son itinéraire hors des sentiers battus.
Sur le papier, le projet de la compagnie Animal Architecte pilotée par Camille Dagen et Emma Depoid était, tout à la fois, beau et périlleux, ambitieux et audacieux, voluptueux et vertigineux. Pour leur cinquième création après Durée d’exposition, Bandes, La vie dure (105 minutes) et Mutmassungen über Jakob, la metteuse en scène et la scénographe, dont le tandem repose sur un dialogue très étroit entre leurs deux spécialités, n’ont pas jeté leur dévolu sur un ouvrage unique, mais sur une myriade, sur un ensemble de près de 4000 pages qui permet de reconstituer la trajectoire de l’une des figures les plus emblématiques de la vie des idées du XXe siècle : Simone de Beauvoir. À partir de l’essentiel de ses oeuvres mémoriales – Mémoires d’une jeune fille rangée, La force de l’âge, La force des choses –, de ses Cahiers de jeunesse et, plus sporadiquement, de son fameux essai Le Deuxième Sexe, les deux jeunes artistes n’ont pas cherché à évoquer, mais plutôt à invoquer l’intellectuelle française, à emprunter ses pas, ceux qui, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, l’ont conduite à rédiger ses Mémoires, à observer sa propre mutation qui, en quelques dizaines d’années, a permis à la petite Simone de devenir la grande de Beauvoir. Mais une telle existence, dans sa richesse et sa complexité, peut-elle tenir dans un seul spectacle, aussi ample soit-il – quatre heures, entracte compris ? À l’évidence, non. Car, au sortir des Forces vives, force est de constater que le pari de Camille Dagen et Emma Depoid est assez largement perdu, que le duo n’a pas réussi à donner suffisamment de relief théâtral à cet itinéraire hors des sentiers battus.
D’aspérités, l’existence de Simone de Beauvoir ne manque pourtant pas, tant, loin de répondre à une destinée toute tracée, sa vie ressemble de part en part à un combat avec l’émancipation intime, puis politique, pour boussole. Née en 1908 dans une famille de la bourgeoisie parisienne, la future autrice n’est pas programmée pour devenir une intellectuelle hors norme, mais plutôt une épouse exemplaire, à l’image de sa mère. Élevée dans une ambiance de paradis perdu, tel qu’elle le met en scène au début des Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir vit les premières années de son enfance avec ses parents, Georges et Françoise, pour modèles, et sa soeur, Hélène, surnommée « Poupette », pour acolyte. Soumise à une éducation catholique, qui la rend pieuse, autant que patriote lorsque son père est mobilisé sur le front en 1914, la « jeune fille rangée » développe une forme de rage en elle, qui trouve une résonance dans l’amitié, qu’à l’âge de neuf ans, elle noue avec « Zaza ». Tandis que, au moment de l’adolescence, en même temps que l’apprentissage de son corps, elle fait peu à peu sécession avec une figure paternelle décadente qui, dans les années 1920, se vautre dans une vie « dissolue », tient un discours politique de plus en plus haineux et célèbre l’oeuvre d’Anatole France quand, de son côté, elle préfère Les Nourritures terrestres d’André Gide, Simone de Beauvoir largue totalement les amarres avec cette sphère familiale conservatrice grâce à sa relation étroite avec la littérature, mais aussi avec les milieux intellectuels de gauche où, alors que, sous le surnom de « Castor », elle prépare l’agrégation, elle fait la connaissance de Maurice Merleau-Ponty, René Maheu, Paul Nizan, et bien sûr de Jean-Paul Sartre.
Sur cette rampe de lancement émancipatrice, Camille Dagen s’attarde, logiquement, durant toute la première moitié de ses Forces vives. Tout en évitant l’écueil du biopic grâce à la diffraction de la figure de l’autrice qu’elle représente en train de s’observer à différents âges de son existence, la metteuse en scène calque, malgré tout, sa dramaturgie sur la linéarité – fictive – des Mémoires d’une jeune fille rangée. Bien consciente qu’elle ne pourra pas adapter in extenso l’oeuvre d’origine, elle joue avec les rythmes, s’adonne à de (très) nombreuses ellipses temporelles et spatiales, mais aussi à un exercice d’étirement du temps qui, au plateau, peut parfois passer pour de l’appesantissement. Loin de parvenir à faire se répondre, avec force, les différentes facettes de l’intellectuelle, à faire réellement s’entrechoquer des fragments littéraires venus de divers horizons qui, par leur collision, s’éclaireraient l’un l’autre, l’adaptation de Camille Dagen donne lieu à un portrait superficiel, voire même un peu fade, de la jeune Simone. En dépit des quelques fulgurances scénographiques orchestrées par Emma Depoid, avec le renfort de l’envoûtante musique de Kaspar Tainturier-Fink et de la belle création lumière de Sebian Falk / Sébastien Lemarchand, et de l’engagement des comédiennes et des comédiens, à commencer par Camille Dagen et Nina Villanova, cette phase de poussée libératrice peine, paradoxalement, à décoller, et le carcan familial paraît un peu trop exploré dans ses moindres recoins, alors que ses effets délétères sont immédiatement perceptibles.
Suivant le basculement littéraire opéré par Simone de Beauvoir dans le style de rédaction de ses Mémoires, la metteuse en scène, une fois l’entracte passé, s’essaie, à son tour, à un basculement théâtral. Tandis que la période de la Seconde Guerre mondiale, qui occupe la deuxième moitié de La force de l’âge, est éclipsée et remplacée par un petit numéro, plutôt convaincant, reproduisant la réception critique, y compris actuelle, du Deuxième Sexe, la dernière partie des Forces vives reprend la construction beaucoup plus composite de La force des choses, « barré » par la Guerre d’Algérie qui matrice alors son écriture et l’existence de son autrice. De la déclaration de Jean-Paul Sartre, apportant, à distance, son soutien aux accusés du réseau Jeanson lors de leur procès à la tribune « Pour Djamila Boupacha » publiée par Simone de Beauvoir dans Le Monde pour plaider la cause de cette militante du FLN, en passant par les passages du Journal d’une défaite, rédigé à la suite du retour de De Gaulle aux affaires en 1958, Camille Dagen empile les fragments qui, s’ils montrent l’engagement politique, et humain, puissant de l’intellectuelle, peinent à restituer son côté le plus subversif et à tendre vers une réflexivité sur la femme qu’elle était devenue. Scéniquement trop statique, en manque de situations de jeu suffisamment charpentées pour donner de la chair à cette série d’idées, cette ultime partie, outre une maîtrise du plateau encore à parfaire et un interminable monologue de fin que l’aridité scénique transforme en pensum, prouve, à son corps défendant, que ce projet, par son ambition même, s’avérait sans doute trop copieux, et que Simone de Beauvoir, par sa résistance intime aux cases et aux codes, demeurera, peut-être à tout jamais, profondément insaisissable.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Forces vives
d’après Le Deuxième Sexe, Cahiers de jeunesse, Mémoires d’une jeune fille rangée, La force de l’âge et La force des choses (tomes 1 et 2) de Simone de Beauvoir
Une création de Animal Architecte
Conception, écriture et mise en scène Camille Dagen
Scénographie et collaboration artistique Emma Depoid
Avec Marie Depoorter, Camille Dagen, Romain Gy, Hélène Morelli, Achille Reggiani, Nina Villanova, Sarah Chaumette
Dramaturgie Rachel de Dardel
Assistanat à la mise en scène et collaboration artistique en jeu Lucile Delzenne
Régie générale et régie plateau Edith Biscaro en alternance avec Typhaine Steiner
Création lumière Sebian Falk / Sébastien Lemarchand
Compositeur Kaspar Tainturier-Fink
Création vidéo et cadre Typhaine Steiner
Création costumes Emma Depoid
Création des perruques Kuno Schlegelmilch
Assistanat à la scénographie et aux costumes Clara Hubert
Régie vol et plateau Marinette Jullien
Régie lumière Edith Biscaro
Régie son Félix Mirabel
Régie vidéo Emma Depoid
Stagiaires Eve Grosset Bourbange, Noa Gimenez
Conception vol Marc Bizet
Construction de la scénographie Atelier Artom et les ateliers du CDN de Besançon
Conseils et soutien technique Nicolas Ahssaine
Stock costumes du TNS avec le soutien de Pauline ZuriniProduction Animal Architecte
Coproduction Odéon – Théâtre de l’Europe ; Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne ; Le Phénix – Pôle européen de création à Valenciennes ; CDN de Tous – Théâtre Olympia ; CDN de Besançon Franche-Comté ; La Comédie – CDN de Reims ; La Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace ; Festival d’Automne à Paris
Avec le soutien du Fonds de production de la DGCA
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National, la participation du Jeune Théâtre en région Centre – Val de Loire et du fonds d’insertion du TNB
Accueil en résidence au Théâtre 13Animal Architecte est soutenue et accompagnée par la DRAC Grand Est – Ministère de la Culture au titre de l’aide au conventionnement.
Cette création a bénéficié du don d’un élément de la scénographie du spectacle Un amour impossible, mise en scène Célie Pauthe, scénographie Guillaume Delaveau.
Durée : 4h (entracte compris)
Théâtre Olympia, CDN de Tours
du 15 au 17 mai 2024En tournée lors de la saison 2024-2025 au Phénix – Pôle européen de création à Valenciennes, à La Comédie – CDN de Reims, à l’Odéon – Théâtre de l’Europe dans le cadre du Festival d’Automne à Paris…
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