Projet ambitieux qui déploie sa théâtralité sur bien des niveaux, Les Essentielles marque un cap dans le parcours de Faustine Noguès et propose une expérience organique unique sur une thématique sociétale à la dimension scénique et fictionnelle indéniable : une grève du personnel. Un spectacle qui part et parle du ventre.
Les Essentielles. Nom féminin pluriel. Le titre claque comme une réponse uppercut, un poing sur la table pour en finir avec le mépris politique concernant « ceux qui ne sont rien » – pour citer le titre de l’essai de Taha Bouhafs, reprenant des mots d’Emmanuel Macron. Il résonne avec son qualificatif opposé, son versant négatif, l’adjectif dénigrant utilisé au sujet des métiers artistiques rabaissés au rang des « dispensables », à l’arrière-plan de l’échelle sociétale. Rappelez-vous, c’était il n’y a pas si longtemps que ça, nous nagions en plein Covid et la vie culturelle était à l’arrêt complet. Autant dire que, depuis, le secteur n’a pas gagné en considération, mais passons. Après Surprise Parti et Moi c’est Talia, Faustine Noguès, autrice déjà confirmée dans le paysage théâtral hexagonal, assume son ambition de mise en scène avec un projet d’envergure.
Sept interprètes au plateau dont elle-même – en quasi guest, mais n’en disons pas plus –, une scénographie évolutive à forte dimension plastique, une expérience olfactive qui vient prolonger la recherche visuelle, un travail chorégraphique en plus du développement narratif et, last but not least, l’usage de la ventriloquie intégré au récit, Les Essentielles s’impose comme un geste de maturité, une envie d’embrasser par la fiction un sujet de société et de s’emparer des multiples possibilités scéniques pour donner à son histoire une théâtralité organique. Car, quitte à nous immerger dans les coulisses d’un abattoir, autant le faire avec un théâtre de chair ; et si les bovins n’existent que dans le hors champ de notre imaginaire, leur présence n’a rien d’éthérée. Odeur de viande fraîche ou d’herbe fraîchement coupée, sculptures imitant tout en les stylisant carcasses animales, cadavre suspendu par les pieds ou entrailles ouvertes – les œuvres, conçues par Sylvain Wavrant, imprègnent la scénographie de leur aspect carnassier –, ponctuent un décor plus ou moins naturaliste variant les degrés de réalité. Et si le cadre est celui, presque documentaire, d’un mouvement social d’employés, le spectacle alterne les tonalités et intègre un fort coefficient d’étrangeté à son socle concret.
La représentation s’ouvre sur un noir d’où s’échappe un son répétitif et lancinant, le bruit des machines qui campe un environnement de travail à la chaîne. Mais la cadence est rompue par un évènement inattendu, un drame qui met tout le personnel en émoi : accident du travail ou suicide, le débat n’est pas là, mais une employée git tête en bas, suspendue par un pied à un harnais de métal. Le corps est une sculpture qui s’affirme comme telle. Premier déplacement du réel. La morte prendra d’ailleurs la parole sous les traits d’une comédienne qui vient hanter de sa présence ce lieu funeste où périssent les bêtes par centaines à la semaine, par milliers à l’année. Lieu de productivité effrénée qui broie les humains autant que le bétail. Cette mort est un couperet, et le personnel, d’abord sous le choc, se met en grève, campe à l’abattoir pour revendiquer une amélioration nette de ses conditions de travail. Tandis que les employés reprennent vie en se dressant contre un patron invisible, sans corps et sans âme, aux prises avec une hiérarchie hors sol, les vaches restent en vie et envahissent l’usine, créant la confusion générale.
Les Essentielles emprunte au registre documentaire autant qu’à la science-fiction. On se croirait parfois dans un univers cinématographique à la Caro et Genet (ambiance Delicatessen). Plus la grève s’installe, plus la réalité semble se dérober. L’espace est peu à peu colonisé par des filaments laineux évoquant les réseaux souterrains de mycélium. Et lorsqu’un employé au désespoir (Alexandre Pallu, impeccable dans une partition glissante) se mutile le bras face à nous en une scène qui va chercher du côté du gore, la représentation bascule dans le conte horrifique, tout en gardant un pied dans le burlesque chorégraphique, avec l’inénarrable personnage de directrice-médiatrice au discours aseptisé et vide, dont le corps perd progressivement pied au sens propre du terme. À travers elle, la danse s’invite au plateau et Armande Sanseverino qui l’incarne se révèle d’une cocasserie délectable. De plus en plus désaxée, comme physiquement démantelée, elle s’avère, elle aussi, être un pion dans les rouages de la machine infernale. Manipulatrice et manipulée par l’instance supérieure du « possesseur ».
Le geste scénique est surprenant, inhabituel, et peut engendrer une certaine perplexité. En effet, la réunion de tous ces ingrédients est déroutante, mais il y a là une tentative très intéressante de convoquer au plateau différents types de théâtralité dans une fusion pour le moins unique en son genre. Et la chute fait son effet. Les Essentielles propose une forme inédite qui convoque à sa façon nos cinq sens pour mieux abolir la distance qui nous sépare de l’animal. Et réveiller nos consciences.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les Essentielles
Texte et mise en scène Faustine Noguès
Avec Estelle Borel, Odja Llorca, Caroline Menon-Bertheux, Faustine Noguès, Alexandre Pallu, Armande Sanseverino, Martin Van Eeckhoudt et la participation de Daniel Ragussis
Collaboration à la mise en scène / corps et mouvements Rafael de Paula
Assistanat à la mise en scène Casseline Gilet
Création plastique Sylvain Wavrant
Scénographie Hervé Cherblanc
Création sonore Colombine Jacquemont
Création décor Scenopolis
Création lumière Zoé Dada, Eliah Ramon
Costumes Estelle Boul
Régie plateau et générale Lisalou Eyssautier
Création du dispositif olfactif Simon RuttenProduction Compagnie Madie Bergson
Coproduction Théâtre de la Cité internationale (Paris) ; EMC Saint-Michel-sur-Orge ; Théâtre de Corbeil-Essonne ; Théâtre de L’Archipel – Fouesnant ; Château Rouge – Scène conventionnée d’Annemasse ; Théâtre Jacques Carat à Cachan
Soutiens DRAC Île-de-France, Région Île-de-France, Ville de Paris, Conseil Général de l’Essonne, aide à la création ARTCENA catégorie littérature dramatique, Adami (aide aux spectacles), SPEDIDAM (aide aux projets), Conseil Général du Val-de-Marne, fond de production DGCA, l’Espace Périphérique et de la rueWattLe texte est publié aux Éditions l’Œil du Prince, et lauréat de l’aide à la création d’ARTCENA et du label Jeunes Textes en Liberté. La compagnie Madie Bergson est en Résidence de création et d’action artistique de 2024 à 2026 au Théâtre de la Cité internationale, avec le soutien de la Région Île-de-France.
Durée : 1h40
Théâtre de la Cité Internationale, Paris
du 5 au 16 décembre 2024Théâtre Dijon-Bourgogne – CDN, en partenariat avec l’ABC Dijon
les 19 et 20 décembreThéâtre André Malraux, Chevilly-Larue
le 28 mars 2025EMC Saint Michel-sur-Orge
les 3 et 4 avrilThéâtre Jacques Carat à Cachan
le 10 avrilChâteau Rouge, Scène conventionnée d’Annemasse
les 15 et 16 avril
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