Au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, Pauline Sales offre une réécriture théâtrale et musicale du mythe de Déméter et Perséphone. Une création travaillant l’univers du conte portée par une troupe à la belle énergie.
Si Déméter et Perséphone sont loin d’être les figures mythologiques les plus connues aujourd’hui, le mythe qui leur est lié – narrant l’origine des saisons – est, depuis une bonne quarantaine d’années maintenant, étudié et retraversé par diverses théoriciennes et intellectuelles féministes, notamment américaines – citons la poétesse et essayiste Adrienne Rich, la philosophe et psychanalyste Luce Irigaray, ou encore la militante et théoricienne écoféministe sorcière Starhawk. C’est d’ailleurs à la lecture de cette dernière que Pauline Sales décide de se plonger plus avant dans ce mythe et découvre l’« importance considérable [qu’il a eu] pendant l’Antiquité ». Choisissant d’en proposer une revisitation, l’autrice et metteuse en scène transpose dans un monde aux références contemporaines l’histoire de cette mère et de sa fille qui, toutes deux violées, réinventeront leur vie chacune à leur manière. Ce faisant, elle déploie avec son équipe un univers proche du conte allant volontiers vers la comédie musicale, où la violence du mythe s’efface au profit d’une fable colorée racontant la nécessaire séparation entre mère et fille.
Comme dans tout bon conte, il y a un narrateur. En l’occurrence, une narratrice, et c’est du point de vue de Déméter âgée – donc vue de la terre plutôt que de l’Olympe – que cette histoire est portée. Arrivée en scène en fauteuil roulant et installée à jardin auprès d’une partie des musicien.nes – l’autre se trouvant à cour –, Déméter âgée amorce un dialogue avec lesdit.es musicien.nes et offre une plongée dans son histoire et dans celle de sa fille. Déméter, déesse de l’agriculture et protectrice des moissons, fille des Titans Cronos et Rhéa, a (entre autres) deux frères : Zeus, le maître de l’Olympe, et Hadès, le roi des Enfers. Violée par Zeus, elle décide de devenir simple mortelle, et part donner naissance à sa fille et vivre sur Terre – là où, dans nombre d’autres versions du mythe, c’est une fois sa fille enlevée que Déméter quitte l’Olympe.
Ce récit chronologique se joue d’abord sur la petite estrade située au centre du plateau – initialement cachée à nos regards par un léger voile blanc –, puis investit progressivement toute la scène. Un éloignement symbolique qui signale la coupure et le passage de la vie de Déméter sur l’Olympe à celle sur Terre, auprès des humains. Dans un vaste mouvement collectif, enchaînant les tableaux comme les rôles avec fluidité, l’équipe de huit artistes au plateau – qu’iels soient musicien.nes, comédien.nes, chanteur.euses – embrasse la vie de Déméter et une partie de celle de Perséphone. Du viol initial subi par la première à son accouchement à peine arrivée sur Terre, de sa vie épanouie, où elle coule des jours heureux, travaillant la terre et rendant le monde fertile, à la tristesse et la colère qui la rongent lorsque sa fille est enlevée et violée par son autre frère Hadès – l’amenant à empêcher les plantes de pousser –, jusqu’à ses retrouvailles avec Perséphone, puis sa mort, les grandes lignes de leur vie sont abordées.
La réappropriation propre au mythe, Pauline Sales la réalise, donc, en l’ancrant dans des références très actuelles et en soulignant notamment la volonté des deux femmes de se reconstruire en dépit de ce qu’elles ont subi. Car, entre Déméter et Koré – qui ne prendra le prénom de Perséphone qu’une fois revenue des Enfers –, il y a bien une répétition du même. Une même violence sexuelle, une même domination de la part d’hommes proches d’elles : frère pour Déméter, oncle pour Perséphone. De même, chacune s’invente sa propre existence loin de ce qu’elle a connu. La mise en scène dessine ainsi, dans un dispositif économe – la scénographie étant modestement constituée de petites scènes modulables, de voiles et panneaux mobiles – et à la mise en mouvement ingénieuse et fluide, plusieurs atmosphères. Il y a celles sur Terre, où vivent d’abord Déméter et sa fille, monde joyeux et animé, plein de fêtes et de lumières ; puis les différents espaces aux tonalités plus diverses traversés par Déméter lorsqu’elle tente de retrouver son enfant ; et enfin, les enfers où Hadès embarque Koré-Perséphone. Un univers sombre investi par les morts auxquels la jeune femme s’attache, en les soutenant et en les accompagnant.
L’ensemble s’amuse avec un plaisir visible à déplacer l’histoire dans un contexte d’aujourd’hui. Outre quelques allusions superficielles à la politique ou à l’écologie, la situation de Déméter est celle d’une mère solo, sa fin de vie aborde succinctement celle des personnes âgées en Ehpad, et Koré est une ado allant camper avec des amies. Autant de choix qui, comme la langue enlevée traversée de pointes d’humour, tendent à rendre accessible le plus directement possible cette histoire. Quitte à ce que cela soit à quelques moments un brin trop appuyé, comme l’écriture cherchant parfois trop la rime, ou que cela se fasse au détriment d’une plus grande complexité dans les rapports entre les personnages. Ce choix de proximité résonne également avec l’univers de la comédie musicale. Composée par les quatre musicien.nes au plateau, très joliment interprétée par les artistes, la partition, avec ses références évoquant Jacques Demy ou certaines comédies musicales américaines, participe aussi à l’élaboration d’un univers proche du conte, plus ludique et joyeux que tragique et profond.
Le résultat est, donc, une réécriture sacrément séduisante par sa forme rythmée et joyeuse, comme par sa façon de faire du théâtre entre références réalistes et univers stylisé. À cette atmosphère cohérente et maîtrisée, soutenue par une création lumières léchée, l’équipe artistique au plateau n’est pas étrangère. Toutes et tous, qu’iels soient acteur.rices ou musicien.nes, sont dirigé.es dans un même mouvement. Si le spectacle pourrait être resserré, l’élan collectif séduit par sa sincérité. Quant au propos, l’enjeu de celui-ci n’est pas ici de mettre à plat l’ambiguïté des parcours de Déméter et Perséphone, mais bien d’offrir un récit réparateur sur la nécessaire séparation qu’une mère et sa fille doivent réaliser. Pas plus que dans d’autres versions du mythe, la question de la justice n’est posée. Le viol est un état de fait, et chacune fait avec, dans une situation à chaque fois paradoxale : en traçant sa propre route loin de ses origines – la Terre pour Déméter, le retour régulier aux Enfers pour Perséphone –, sans que l’émancipation ne dépasse les assignations de care traditionnellement faites aux femmes – Déméter continuant de nourrir les vivants et Perséphone de prendre soin des morts. Leur liberté, c’est bien dans l’acceptation d’une vie loin de l’autre qu’elles la trouvent.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Les Deux Déesses – Déméter et Perséphone, une histoire de mère et fille
Texte et mise en scène Pauline Sales
Avec Mélissa Acchiardi (batterie, percussions), Clémentine Allain, Antoine Courvoisier (clavier), Nicolas Frache (guitare), Aëla Gourvennec (violoncelle), Claude Lastère, Élizabeth Mazev, Anthony Poupard
Musique Mélissa Acchiardi, Antoine Courvoisier, Nicolas Frache, Aëla Gourvennec
Scénographie Damien Caille-Perret
Lumière Laurent Schneegans
Son Fred Bühl
Costumes Nathalie Matriciani
Maquillage et coiffures Cécile Kretschmar
Travail chorégraphique Aurélie Mouilhade
Assistanat au son et régie son Jean-François Renet
Régie générale Xavier Libois
Régie plateau Christophe LourdaisProduction Compagnie À l’Envi
Coproduction Les Quinconces L’espal – Scène nationale du Mans ; La Halle aux grains – Scène nationale de Blois ; Théâtre Jacques Carat, Cachan ; L’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège ; la C.R.É.A – Coopérative de Résidence pour les Écritures, les Auteurs et les Autrices, Mont Saint-Michel ; Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis ; Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge ; MC2: Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale ; Compagnie Atör
Avec le soutien du Fonds SACD / ministère de la Culture Grandes Formes Théâtre et du Fonds SACD / Musique de scène
Résidences Théâtre Jean Lurçat – scène nationale d’Aubusson ; Théâtre Cinéma de Choisy-Le-RoiLa compagnie À l’Envi est conventionnée par le ministère de la Culture (DRAC Île-de-France). Les Deux Déesses est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.
Durée : 1h50
Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis
du 20 novembre au 1er décembre 2024Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
le 17 décembreThéâtre Jacques Carat, Cachan
le 19 décembreL’Estive, Scène nationale de Foix et de l’Ariège
le 14 janvier 2025MC2: Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale
les 5 et 6 février
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