Après une trilogie de cabarets consacrés au nomadisme et à l’exil, Bartabas emmène Zingaro sur les rives de la littérature en adaptant son recueil éponyme. Les cantiques du corbeau ouvre un nouvel espace de mots dans le geste artistique du fondateur de Zingaro, qui relie l’art équestre au théâtre dont il se revendique depuis le début. Et réussit sa transition textuelle haut la main, sans pour autant voler la vedette aux chevaux.
Naissance, Offrande, Union, Métamorphose, Sommets, Résurrection, Sacre, Sacrifice, Transhumance, Empreinte, Dernier voyage… Voici quelques-uns des titres des vingt-deux chants qui composent Les cantiques du corbeau, petit livre lyrique baigné de paysages et de bêtes en liberté, dépliant ses légendes et son propre mythe d’une préhistoire à l’humanité. Une fable fantasmagorique et sensorielle déployée en fragments brefs à la première personne, sans que l’on ne sache jamais qui parle, qui pense, qui raconte. Cette voix qui s’élève de l’obscurité du néant semble appartenir à une ou plusieurs espèces animales, être seule ou multiple. Elle prend sa source dans le bain laiteux des premières aurores, dans ce temps archaïque du conte, et c’est comme si la parole, crue, épidermique et organique, venait trouer le silence primordial d’un monde encore vierge de tout Homo sapiens. Loin de nous, de nos technologies qui nous augmentent en nous affaiblissant. Avec cette épopée minuscule à hauteur de museau, palpitante et frémissante du contact entier avec la nature et de l’intuition pour guide, Bartabas se révélait écrivain inspiré – après une première publication à teneur autobiographique, D’un cheval l’autre – et cette nouvelle corde à son arc s’ajoutait à l’aventure qu’il mène depuis 1984 avec le Théâtre équestre Zingaro, l’œuvre d’une vie. Bartabas a fait de sa relation au cheval la matrice de chacune de ses créations, attentif à ne jamais se situer dans l’asservissement de l’animal, à le respecter et à en célébrer l’indomptable beauté. Avec Les cantiques du corbeau, il s’empare de son propre texte, poétique et incantatoire, pour en faire le terreau de sa nouvelle création.
Jamais on n’avait autant entendu parler dans un spectacle de Zingaro et, une fois n’est pas coutume ici, c’est son écriture, tellurique et miroitante, qui prend le pas sur les chevaux. Le virage pourra dérouter ses aficionados, habitués à voir l’animal être le personnage principal de ses spectacles. Et pourtant. Avant même que la fable n’advienne, une silhouette fantôme à tête de corbeau, présence d’oracle sombre et inquiétante (Bartabas masqué ?), tourne lentement sur la piste à dos de cheval noir, robe somptueuse et prestance imposante. Si, dans la forme, nous sommes en terrain connu – le Fort d’Aubervilliers, l’étendue d’eau centrale, les petites tables façon cabaret autour, les bougies et le vin chaud qui attend ses convives –, la suite surprend et prouve que l’artiste n’a pas fini de se réinventer, creusant son sillon sans jamais se perdre ni se répéter. Chaque chant est incarné par un interprète, homme ou femme, de noir élégamment vêtu, qui émerge de l’invisible pour croquer dans les mots de son hôte et disparaître à nouveau dans l’obscurité qui engloutit. Les chevaux déboulent comme par effraction dans l’arène, sans jamais entrer en collision avec les histoires, mais ils semblent néanmoins s’en échapper, en être une émanation de chair et de souffle. La course d’un cheval blanc, un squelette au galop, un défilé macabre et comique, une torche enflammée portée à bout de bras par une créature féline lancée à toute allure, les cavalcades font écho, sans les illustrer, aux images du texte, évocations sensitives et convulsions de la vie au contact de la mort, tandis que la musique en live, percussive et chamanique, achève de nous plonger dans un ailleurs infra-civilisé, un berceau ancestral et rêvé, une terre aussi proche qu’étrangère.
Fil rouge de ces morceaux d’un récit sans contours qui nous fait deviner l’immensité et l’éternité autour, Perrine Mechekour – déjà présente dans les précédents Cabarets de l’exil – ouvre le bal dans sa robe de lune et revient comme un ange ou un enfant aux prises avec ses songes. Livre en main, elle est la figure de la lectrice, au contact d’un homme-bouc aussi tatoué que musclé. Leur duo forme une dissonance visuelle qui se marie à merveille, un yin et un yang de physionomies contrastées, tandis que la musique de Pantcha Indra charrie les sonorités balinaises de son orchestre. Marteaux ciselant le tempo sur balafon, flûtes frémissantes et gongs caverneux, les musiciens portant masques et coiffes hybrides, entre l’humain, l’animal et le végétal, font vibrer ce monde sauvage de prédateurs et charognards, le vertige du ciel et l’humus des sous-bois humides, la pluie qui rejoint les larmes et le soleil qui recueille les cris et ce peuple de loups et lions, chiens, aigles ou lémuriens qui hante chaque chapitre, l’habite et le griffe.
La mort n’est jamais loin, elle fait irruption à chaque coin, derviche ou flambeau de flammèches, feu de joie ou arbre de feu, la brûlure a les pieds dans l’eau et la terre accueille les sabots des chevaux, tandis que le vent s’engouffre dans les crinières et les cheveux. C’est un univers de sensations aussi fortes que subtiles, un embrasement des sens et de l’imaginaire, alors que la conscience s’éteint pour laisser toute sa place à l’en deçà et la priorité aux instincts. Quant aux porteurs du texte, chacun témoigne d’une présence magnétique et d’une voix qu’on écoute. Dans une distribution qui compte de belles personnalités, comme Sarah Mordy ou Alice James, Jean-Luc Debattice ou Florent Mousset, notre coup de cœur va à l’astrale Julie Moulier, nuancier de couleurs et musicalité fine, toute en respirations amples, mouvements de tête délicats, vivante jusqu’au bout des doigts, elle nous offre une partition envoûtante qui nous suspend à chaque tombée de mot et se glisse dans l’antre de Zingaro avec la grâce d’une panthère noire.
Invitation au voyage à rebours, ces Cantiques du corbeau marquent un virage autant qu’une continuité dans l’œuvre du maître et l’éblouissement visuel habituel laisse une place royale à l’écoute. Territoire du corps, humain et animal, la piste ne se conçoit ici que dans son rapport à son extension en élévation, lieu de la musique du gamelan qui stimule chaque parcelle de notre ouïe, point d’ancrage où les voix quittent le port pour mieux nous parvenir, boîte noire où le théâtre advient dans la verticalité des corps et la gravité des timbres. Bartabas réussit la gageure de créer une grotte où les mains deviennent oiseaux, où la mort se regarde dans les yeux et le monde entier devient foyer. Et l’on repense à notre arrivée dans le fort, à ce couloir aux murs tapissés de livres ouverts dont les pages offertes nous accompagnent jusqu’aux rivages de ce miroir d’eau réfléchissant et abyssal. Et l’on se dit que Bartabas a réussi un pari, qui est celui du théâtre depuis la nuit des temps, donner à entendre la littérature, faire se lever les mots et rendre à l’oralité sa vertu première : aider la lecture solitaire à se frayer un chemin vers la possibilité d’une communauté.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les cantiques du corbeau
Scénographie, conception et mise en scène Bartabas
Assistante à la mise en scène Emmanuelle Santini
Avec Thomas Garcia, Audran Le Guillou, Philippe Martins, François Marillier, Théo Mérigeau, Christophe Moure, Laetitia Schneider, Hsiao-Yun Tseng, Sunarso, Bartabas, Henri Carballido, Jean-Luc Debattice, Lola Eliakim, Alice James, Manolo Marty, Perrine Mechekour, Sarah Mordy, Julie Moulier, Florent Mousset, Paco Portero, Alice Seghier, Nessim Vidal, Kadek Puspasari, Lara Castiglioni, et les chevaux Famine, Guerre, Misère, Maestro, Tsar, Bruant Chouca, Hypolaïs et Ibis
Régie générale Charlotte Matabon
Lumière Clothilde Hoffmann
Son Laurent Compignie en alternance avec Eliott Allwright
Techniciens plateau Ouali Lahlouh, Pierre Léonard Guétal en alternance avec Julie-Sarah Ligonnière
Responsable des écuries Ludovic Sarret
Soins aux chevaux Ophélie Girardet, Caroline Viala
Création costumes Chouchane Abello Tcherpachian
Atelier costumes Montcalm Abicene
Cheffe d’atelier costumes Anne Véziat
Couturier Jean Doucet
Auxiliaire couture Noémie Leblan
Auxiliaire accessoires Méline Abello
Habilleuses Isabelle Guillaume, Isia Seghier
Masques des musiciens Pamela is dead
Masque de bouc, squelette et tigre Cécile Kretschmar
Décor écuries Erwan Belland 2BE MADProduction Théâtre équestre Zingaro
Le Théâtre équestre Zingaro est soutenu par le Ministère de la Culture et de le Communication, la DRAC Ile-de-France,
la Région Ile-de-France et la ville d’Aubervilliers.Les textes sont extraits des Cantiques du corbeau de Bartabas (Éditions Gallimard, 2022)
Durée : 1h40
Fort d’Aubervilliers
du 15 octobre au 31 décembre 2025
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