Avec Le Scarabée et l’océan, Le Birgit Ensemble s’adresse aux adolescents en s’emparant d’une fable signée Leïla Anis, qui brasse des sujets aussi forts que l’exil et nos identités genrées dans un scénario haut en inventivité. En détournant la langue et ce qu’elle génère en représentations, l’autrice révèle le pouvoir imaginaire de la grammaire.
Avec son titre en forme d’énigme qu’on verrait parfaitement s’inscrire sur la couverture d’un album jeunesse, Le Scarabée et l’océan déploie un scénario fictionnel qui joue sur les codes du réalisme, tout en creusant une idée de départ inventée de toutes pièces. L’histoire se concentre sur le personnage de Nour, fraîchement arrivé·e en France pour y entrer au collège. Iel vient d’un pays qui n’existe pas dans la vraie vie, mais auquel la fable de Leïla Anis donne corps, l’Ustrilie. L’Ustrilie, entre autres particularités intrinsèques à sa culture, ne connaît pas de différence entre le masculin et le féminin, ne genre pas les gens, et sa langue use d’une grammaire neutre. Le procédé rappelle le roman de Florence Hinckel, Renversante, adapté et mis en scène par Léna Bréban, qui inversait le traitement réservé aux filles et aux garçons dans un monde la tête à l’envers, où le féminin l’emportait sur le masculin. Dans Le Scarabée et l’océan, Leïla Anis imagine un territoire qui a aboli tout simplement la distinction de sexe et de genre. Nour découvre donc, avec autant de naïveté que de perplexité, qu’il faut se définir, rentrer dans une case, choisir son camp… pour être accepté·e et éviter le harcèlement inhérent à sa « bizarrerie ».
L’intuition est originale et audacieuse pour un spectacle qui s’adresse justement aux adolescents, à cet âge de tous les possibles où la peur du regard des autres conditionne pourtant des comportements ultra normés. Les enjeux de la vie au collège sont déployés dans un contexte identifiable, miroir de ce que traversent les jeunes d’aujourd’hui. Mais le texte amorce un décollage du réel, non seulement avec ce pays imaginaire en toile de fond, mais aussi avec l’évocation de ce scarabée intérieur que Nour abrite comme un compagnon invisible et secret. À la mise en scène, Jade Herbulot et Julie Bertin, le binôme qui forme Le Birgit Ensemble, s’attèlent pour la troisième fois à un spectacle jeune public (après Douce France et Les Vies de Léon), et la pièce de Leïla Anis rejoint de près leurs préoccupations autour de l’intime et du politique, de la langue et de l’identité, et leur envie de partager de nouveaux récits émancipateurs qui redistribuent les cartes de notre vision du monde.
Les deux metteuses en scène s’associent à James Brandily à la scénographie pour penser un décor cocon et boîte à surprises, qui joue lui aussi du décalage, un écrin sensitif et vibratile où les murs sont recouverts d’un tapis de fourrure épaisse et les casiers du collège forment des fenêtres d’apparitions inattendues. Cet espace de jeu surréaliste renforce l’atmosphère de mystère et d’étrangeté amenée par des lumières changeantes et colorées (belle composition de César Godefroy) et une bande-son extrêmement travaillée et nuancée (remarquable partition de Lucas Lelièvre) qui suscitent de vives réactions de surprise et d’effroi dans le public. Tout est déroutant et œuvre à nous sortir de notre zone de confort, de nos représentations habituelles, d’une vision binaire de l’existence et de la langue. Car, en parlant cette langue musicale et neutre en genre, français à la fois familier et dissonant, Nour et sa mère font exploser la division ontologique ordinaire et redéfinissent nos manières d’être et de voir.
D’ailleurs, la seule personne de sa classe à s’intéresser à Nour est elle-même en lutte avec son assignation de genre, en transition, caméléon qui s’est trouvé, mais a du mal à le faire accepter par les autres. Eli ou Eliott, selon les points de vue, deviendra la confidente idéale et partenaire de rêve dans un spectacle qui cultive l’onirisme et la puissance de l’imagination et de l’amitié comme protection et consolation – à la violence de l’exil, du harcèlement, de l’isolement, de l’incompréhension. Autour de ces problématiques identitaires, la pièce brasse de nombreuses thématiques – la relation mère/enfant, professeur/élève, la mythologie du monstre –, mais c’est le motif de la métamorphose qui revient sans cesse.
Porté par une distribution au poil, le spectacle fait la part belle à ses interprètes, toutes et tous remarquables. Caroline Arrouas, en mère responsable et dépassée, et Antonin Fadinard, dans le double rôle du professeur principal et du proviseur de l’établissement, forment le clan des adultes et le cadre. Quant à Julie Tedesco et Lili Thomas, la jeunesse incarnée, elles sont aussi complémentaires que différentes et éclatantes de vérité. Le flegme gracieux de l’une, l’électricité épidermique de l’autre, la nonchalance d’Eli face à Nour qui ne tient pas en place. En ce sens, le travail chorégraphique sur les états de corps et de danse fonctionne du tonnerre et les costumes de Pauline Kieffer dessinent des silhouettes adolescentes et androgynes qui font littéralement illusion, racontent une personnalité et achèvent de brouiller les pistes tout en s’inscrivant dans un vestiaire générationnel. L’ensemble donne du grain à moudre et à démêler en ce qui concerne toutes les pistes lancées, tant elles sont nombreuses et abordent des sujets complexes qui peuvent diviser. Mais la représentation a le mérite de rassembler dans sa puissante sollicitation imaginaire, l’inventivité de son intrigue et de sa langue, et cette vitalité propre à la jeunesse qui emporte tout. Elle est par ailleurs un tremplin essentiel pour ouvrir le dialogue.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Le Scarabée et l’océan
de Leïla Anis
Mise en scène Julie Bertin, Jade Herbulot – Le Birgit Ensemble
Avec Caroline Arrouas, Antonin Fadinard, Julie Tedesco, Lili Thomas
Scénographie James Brandily
Lumière César Godefroy
Son Lucas Lelièvre
Costumes Pauline Kieffer
Regard chorégraphique Joachim Maudet
Assistanat à la scénographie Coline Cerf
Assistanat à la mise en scène Emmanuell Linée
Régie générale Victor Veyron en alternance avec Marco BenignoProduction Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis ; Le Birgit Ensemble
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Action financée par la Région Île-de-FranceDurée : 1h30
À partir de 11 ansThéâtre Gérard-Philipe, CDN de Saint-Denis
du 2 au 11 avril 2025
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