Après 20 000 lieues sous les mers, La Mouche ou encore Le Bourgeois gentilhomme, le tandem fait, une nouvelle fois, montre de sa maestria scénique, capable de faire émerger le monde fantastique du célèbre roman de Jonathan Swift.
La grammaire artistique de Valérie Lesort et Christian Hecq fait désormais partie de celles reconnaissables entre mille. Depuis 20 000 lieues sous les mers, donné voilà quelques années sur le plateau du Vieux-Colombier de la Comédie-Française, le tandem à la ville comme à la scène n’a cessé de prouver, à intervalles réguliers, qu’il était capable de faire des univers, souvent puissants, à sa main. Du Domino noir à Ercole Amante, de La Mouche au Bourgeois gentilhomme, les deux complices ne cessent de mettre leur créativité, et leur imaginaire, au service de grands textes – ou de belles partitions – pour les augmenter, jusqu’à les transcender, et les embarquer dans une aventure scénique emplie de machineries et de créatures, dopée par des trésors d’inventivité et un haut degré de technicité. Leur dernier-né, Le Voyage de Gulliver, librement adapté du célèbre roman de Jonathan Swift, n’échappe pas à la règle et leur offre un immense terrain de jeu dont ils se plaisent, avec une gourmandise et un plaisir non dissimulés, à explorer les quatre coins, et qu’ils n’hésitent pas, au passage, à faire turbuler.
Tel un cousin éloigné du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, Gulliver est, lors de son premier voyage, le seul rescapé d’un terrible naufrage et échoue sur le rivage de Lilliput. Sur cette île, vit un peuple connu sous le nom de Lilliputiens, des êtres qui ne dépassent pas les six pouces, soit environ quinze centimètres, de haut. A côté de ces créatures minuscules, Gulliver passe pour un géant et sa taille ne tarde pas à effrayer les Lilliputiens qui décident de l’enchaîner et de l’affamer en attendant que leur Empereur statue sur son sort. Alors que le souverain a la ferme intention de le condamner à mort, sa femme, Cachaça, plaide en sa faveur. C’est que l’impératrice voit parfaitement comment ce gigantisme pourrait leur être utile. Grâce à sa taille, et contre la ration de 128 Lilliputiens, Gulliver pourra aisément labourer les champs, lui servir de carrosse, mais aussi être utilisé comme arme de guerre dans le conflit qui les oppose aux habitants de l’île voisine, les Blefusciens, ce peuple qui mange les œufs à la coque non pas par le petit bout, mais par le gros, ce qui n’est pas sans irriter copieusement l’Empereur qui voudrait les asservir.
Dans la libre adaptation qu’elle en livre, et contrairement à Madeleine Louarn et Jean-François Auguste qui, l’été dernier, au Festival d’Avignon, avaient abordé le quatrième voyage de Gulliver sous un angle résolument politique, Valérie Lesort tire moins le conte philosophique de Jonathan Swift du côté de la satire que du côté de la fable digne du Muppet Show. Sans totalement gommer le versant le plus critique – la versatilité de l’Empereur, le peu de considération pour le peuple, le régime autoritaire, la dénonciation des guerres inutiles et sans fin… – naturellement présent dans le texte, la metteuse en scène ne cherche jamais, et c’est bien le seul reproche qu’on pourrait lui adresser, à le mettre en relief et à en montrer toute l’acuité, passée comme présente. Malgré cette lecture un brin superficielle et un Gulliver un peu trop effacé, force est de constater que la magie de ce Voyage ne peine jamais à opérer grâce à la maestria scénique, subjuguante à bien des égards, dont font preuve Valérie Lesort et Christian Hecq.
Epaulé par la scénographe Audrey Vuong, mais aussi par Carole Allemand et Fabienne Tourzi dit Terzi pour la création et la réalisation des marionnettes, le duo a eu l’audacieuse idée d’incarner les Lilliputiens à travers des comédiens marionnettes hybrides – avec une tête humaine et un corps de marionnette. Un procédé qui leur permet de figurer le différentiel de tailles entre Gulliver et ce peuple hors du commun, et ainsi de propulser leur spectacle dans un autre monde. A l’aide d’un théâtre noir, d’un savant jeu d’éclairage et d’une belle bande de comédiens qui se démènent pour offrir un caractère à ces personnages très hauts en couleur et en cruauté, les deux artistes orchestrent un ballet de créatures en toute discrétion, creuset de nombreuses et très belles illusions. D’une exécution remarquable et d’une créativité sans bornes, mu, comme toujours, par un immense soucis du détail dans les costumes comme dans les accessoires, leur Voyage ne cesse d’alterner entre les registres et les styles, de voguer entre la comédie musicale et le conte fantastique, entre l’humour, tantôt enlevé, tantôt trivial, et la poétique, tantôt étonnante, tantôt émouvante. Jusqu’à émerveiller les plus petits et faire retomber en enfance les plus grands.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Voyage de Gulliver
Une libre adaptation du roman de Jonathan Swift par Valérie Lesort
Mise en scène Valérie Lesort et Christian Hecq
Avec David Alexis, Valérie Kéruzoré, Valérie Lesort en alternance avec Emmanuelle Bougerol, Thierry Lopez, Laurent Montel, Pauline Tricot, Nicolas Verdier, Eric Verdin en alternance avec Renan Carteaux
Assistant à la mise en scène Florimond Plantier
Création et réalisation des marionnettes Carole Allemand, Fabienne Tourzi dit Terzi
Assistantes à la réalisation des marionnettes Louise Digrard, Alexandra Leseur-Lecocq
Scénographie Audrey Vuong
Costumes Vanessa Sannino
Lumières Pascal Laajili
Musique Mich Ochowiak, Dominique Bataille
Accessoires Sophie Coeffic, Juliette Nozières
Collaboration artistique Sami AdjaliProduction Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord, Compagnie Point Fixe
Coréalisation Athénée Théâtre Louis-Jouvet
Coproduction Les Célestins, Théâtre de Lyon ; Espace Jean Legendre – Théâtres de Compiègne ; Théâtre de Caen ; Théâtre de Saint-Maur ; Théâtre National de Nice ; MA Scène nationale – Pays de Montbéliard ; La Coursive, Scène nationale de La Rochelle ; Théâtre de Sartrouville ; Le Bateau Feu, Scène nationale de Dunkerque ; Théâtre Edwige Feuillère Vesoul
Avec le soutien du Théâtre Donald Cardwell (Draveil), du Fonds d’insertion professionnelle de l’Académie de l’Union ESPTL, de la DRAC Nouvelle-Aquitaine et de la Région Nouvelle-Aquitaine.Durée : 1h15
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris
du 19 décembre 2024 au 5 janvier 2025
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