Dans Le grand jour (spectacle créé en juin 2022) l’autrice comédienne et metteuse en scène Frédérique Voruz prolonge son travail autour de la famille, ses secrets, ses non-dits, ses névroses. Un spectacle en demi-teinte porté par de belles images.
C’est bel et bien un grand jour que traverse cette fratrie réunie. Mais là où le terme laisserait supposer un événement attendu et plutôt joyeux, ce « fameux » jour se révèle être celui de … l’enterrement de la mère. Le spectacle débute, ainsi, par une première image forte : tandis que le plateau est plongé dans la pénombre et que résonne un orage qui gronde, quelques éclairs illuminent la scène. L’on découvre par cette faible lumière la famille réunie sous un parapluie (devant ce qu’on imagine être la mise en terre), le petit groupe entonnant bientôt un Agnus Dei. Cette séquence sensible est rapidement rompue, les huit se dispersant tandis que l’une des sœurs balance à l’un des frères d’un ton cinglant « Mais tu pouvais pas la fermer ! ». Le ton est donné, et porté par une écriture preste et enlevée, Le grand jour ne va cesser de balancer entre les registres et de travailler les ruptures de rythme comme d’écriture.
Cette famille, c’est dans la cuisine de la maison de la mère que nous allons la découvrir progressivement, autour d’une grande table en formica occupant le centre de la scène. Circulant autour de ladite table, s’asseyant parfois pour éplucher des légumes, se servir un verre de vin, quittant les lieux pour aller voir les autres présents (un oncle, une tante, etc.) ou juste respirer, ces frères et sœurs vont s’affronter, se confronter. Il y a Gabrielle, architecte à la langue bien pendue et présente avec sa conjointe Julie ; Mona, la plus jeune et plus douce, qui attend un enfant avec son ami Pierre ; Benoît, le circassien à qui l’on reproche le trop peu de présence ; Simon, comédien et cynique patenté ; et Clémence, la psychanalyste et aînée de la fratrie. Les rejoint régulièrement le prêtre, père André, qui révélera deux lourds secrets de famille. Parmi tout ce petit monde la mère passe et repasse, une figure de revenante qui souligne par ses visites impromptues la place monstrueuse qu’elle occupe pour eux tous.
À travers les dialogues à bâtons rompus, les règlements de compte, les disputes, les déclarations, les évocations de souvenirs d’enfance, les pleurs et les élans de tendresse, nous assistons au déploiement du second sens de « grand jour ». Soit la mise à plat sous le regard de toutes et tous des émotions et ressentis de chaque membre de la fratrie quant à sa famille, et l’évocation sans fard d’une mère sacrément toxique – qui sera ici achevée symboliquement. Pièce chorale, Le grand jour déplie en sourdine un dialogue avec Lalalangue, précédent opus de Frédérique Voruz. Mais là où le premier spectacle de l’autrice, comédienne et metteuse en scène est un seul-en-scène autobiographique, Le grand jour assume la position de la fiction. Les emprunts réels, reconnaissables pour certains – comme cette famille hautement dysfonctionnelle et cette mère unijambiste et catholique jusqu’au mysticisme – offrent à l’autrice les fondations pour imaginer d’autres histoires, d’autres relations. Si chaque personnage dessine son propre itinéraire dans sa façon de composer avec la famille (fuite, rejet, ironie perpétuelle, investissement sacrificiel, etc.), revient, lancinante, la question de l’héritage familial et de comment s’en accommoder, comment tout cela peut être réparé. Un thème que le théâtre aime à arpenter et Frédérique Voruz cite d’ailleurs en référence Festen de Thomas Vinterberg (qui de film est devenu pièce) et des pièces du dramaturge Jean-Luc Lagarce.
Avec son écriture nerveuse et tendue, jouant des ruptures de registres, déployant une palette d’émotions, Le grand jour explore les possibilités des nœuds familiaux avec une certaine maîtrise. Pour autant, l’écriture très séquencée et la polyphonie au cordeau tendent parfois à éluder le potentiel dramatique et dramaturgique de certaines séquences. Mener la pièce (comme le spectacle) à un rythme un brin trop soutenu maintient dans une forme de survol de situations et empêche l’approfondissement de certains caractères, de relations, et, partant, l’avènement d’émotions. Cette tendance n’épargne pas quelques personnages, et les rôles du prêtre et du couple pétri de pédagogie alternative et de pensée positive s’avèrent caricaturaux. Outre ces réserves face à une écriture parfois inégale, et au-delà des quelques fragilités de jeu (parfois trop excessif) liées à la première (et dont on sait qu’elles s’estomperont rapidement), Le grand jour prolonge avec énergie le travail de Frédérique Voruz autour de la famille. On ne peut que saluer le travail collectif mené – et qui subrepticement saisit par l’émotion suscitée, qu’il s’agisse de tableaux renvoyant à l’histoire de la peinture ou de certaines séquences dialoguées. Traversé d’éclats et de moments de grâce et d’émotions ; porté avec intensité par toute l’équipe (citons Aurore Frémont et Frédérique Voruz, déployant dès la première toute la finesse et l’amplitude de leur jeu, qui jamais ne cède à l’outrance et aux cris), ce spectacle ouvre modestement et intelligemment à de fertiles réflexions sur la famille. Ce qu’elle nous fait, comme ce qu’on en fait.
caroline châtelet
Le grand jour
Texte & mise en scène Frédérique Voruz
Avec Anaïs Ancel, Emmanuel Besnault, Victor Fradet, Aurore Frémont,
Sylvain Jailloux, Rafaela Jirkovsky, Eliot Maurel, Frédérique Voruz
Création lumière, régie lumière et son Geoffroy Adragna
Création son Benoît Déchaut
Conseil artistique Franck PendinoDiffusion & production Pascale Boeglin
Administration Andrea Nicolodi
Production Compagnie Aléthéia
Coproduction Théâtre du Soleil
Spectacle finaliste du Prix Théâtre 13 / Jeunes metteurs en scène, crée en juin 2022 au Théâtre 13 / Paris
Remerciements Chloé Astor et Joséphine SupeÀ partir de 11 ansDurée 1h25
Du 4 au 26 février 2024
Lundi à 19h, samedi à 16h, dimanche à 20h
Théâtre de Belleville – Parisdu 29 juin au 21 juillet 2024 à 14h (sauf les 3,10 et 17)
Festival OFF Avignon – Théâtre des Halles
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