Adaptation du récit autobiographique de Nastassja Martin, Croire aux fauves plonge le public au cœur d’une expérience sensitive à la fois spirituelle, intellectuelle et chamanique. À la mise en scène et au plateau, Laure Werckmann fait corps avec son sujet, et use de tous les possibles du théâtre pour déployer des visions habitées et une pensée incarnée.
Depuis quelques années, Laure Werckmann, à la tête de la Compagnie Lucie Warrant, s’attèle à porter à la scène des portraits de femmes en mouvement, issus de récits autobiographiques contemporains. Adapté du livre éponyme de l’anthropologue Nastassja Martin, Croire aux fauves est le troisième volet d’une tétralogie théâtrale consacrée à ces « héroïnes de la métamorphose » pour qui la transformation est acte de renaissance, libération d’un état critique paroxystique. Si chaque spectacle est autonome, porteur de son propre récit et de sa propre esthétique, l’ensemble crée un maillage de résonances et explore différentes manières d’être au monde, de rebondir, de sortir d’une impasse pour réinventer sa vie, de muter pour s’émanciper. Croire aux fauves est l’histoire vraie d’une rencontre improbable entre une anthropologue partie au contact du peuple des Évènes au Kamtchatka, l’une des péninsules de l’Extrême-Orient russe, et un ours.
Le récit de Nastassja Martin commence juste après la collision, lorsque la narratrice est laissée pour morte par le fauve. Le spectacle de Laure Werckmann commence comme une vraie-fausse conférence, la mise en scène d’une rencontre, créant d’emblée un état de porosité entre la scène et la salle. La parole est à Nastassja Martin par l’intermédiaire de Laure Werckmann qui l’interprète. Bonnet sur la tête, en jean qui a vécu et bottes passe-partout, l’interviewée s’exprime sur ce qui l’anime, et sa parole ouvre des territoires de pensée oxygénants qui font craquer les limites de notre étroitesse d’esprit occidentalisé. Derrière elle, une toile blanche, que l’on prend d’abord pour un écran, avant de comprendre qu’il s’agit en fait d’une frontière entre les espaces, destinée à être franchie. Un sac à dos posé contre la chaise évoque les voyages précédents, autant que celui qu’elle s’apprête à revivre ici.
Laure Werckmann construit son spectacle comme une traversée entre les mondes. L’espace scénographique matérialise les étapes à franchir comme autant de temporalités aussi diffractées que mêlées, les différentes dimensions dans lesquelles évolue l’héroïne, réelles ou rêvées. À jardin, sur fond de rideau de velours rouge et néon bleu dessinant les lettres du mot « dream », la sphère des rêves ressemble à un décor en miniature tout droit sorti du cinéma de David Lynch. La musique et la bande-son apportent leur lot de menaces et de mystères, et enveloppent la succession d’états de la narratrice, tantôt cocon chaud et doux, où puiser des forces et penser l’expérience, tantôt bruitistes et percussives pour accuser le coup de la violence subie. La toile immaculée est balafrée d’un coup sec de piolet, puis déchirée au fur et à mesure, et son cadre s’écrase au sol avant d’être remis sur pied. La scénographie s’active sous nos yeux, mobile, expressive, vivante. Le feu crépite et fait danser les ombres. Même la lampe suspendue sera prise dans un mouvement de balancier, tandis que la comédienne change subrepticement d’apparence au rythme du temps qui passe et des opérations maxillofaciales. En ce sens, le travail discret de Cécile Kretschmar, qui apporte sa patte unique au moyen de perruques au réalisme tel qu’elles sont rendues insoupçonnables, et de prothèses figurant la mâchoire tuméfiée et le visage blessé, et évoluant au rythme d’un rétablissement lent, mais certain, apparaît comme l’une des multiples couches nécessaires à l’épaisseur de la représentation.
Tout, dans ce spectacle au clair-obscur pénétrant, où les noirs sont des gouffres, où la pensée s’agite, bouge et ouvre des brèches, déploie d’autres niveaux de perception, d’autres relations – à la nature, aux rêves, aux animaux, aux peuples autochtones, d’autres zones de sensibilité camouflées. Les éléments scéniques semblent déteindre les uns sur les autres et créent un maelstrom de sensations qui nous met sous hypnose. Lumières (très belles compositions de Philippe Berthomé), accompagnement sonore (superbe partition jouant des grands écarts d’Olivier Mellano), costumes comme une seconde peau de vêtements conforts et pratiques qui dessinent la silhouette d’une aventurière aux prises avec les éléments (vision sensible et juste de Pauline Kieffer) jusqu’au phrasé de Laure Werckmann, son timbre de voix grave qui impose l’écoute, Croire aux fauves invite à une réflexion organique sur le devenir autre et trace un chemin de réparation non linéaire, une boucle où revenir sur ces pas est l’une des clés pour comprendre ce qui s’est joué dans la rencontre intempestive et sanglante avec l’animal. Devenue « miedka », c’est-à-dire mi-femme, mi-ours dans la culture animiste évène, Nastassja Martin a fait de sa propre altération physique la possibilité de renaître, d’incorporer le rêve dans le réel et le sauvage en elle, au-delà des binarités réductrices issues de la dichotomie nature/culture. Le livre était d’une force folle, le spectacle replace l’expérience des sens au centre de la pensée. Vertigineux et passionnant.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Croire aux fauves
Texte original Nastassja Martin (Éditions Verticales, 2019)
Adaptation, mise en scène et jeu Laure Werckmann
Régie plateau et générale Cyrille Siffer
Maquillage, coiffure et prothèse Cécile Kretschmar
Scénographie Angéline Croissant
Lumière Philippe Berthomé
Musique Olivier Mellano
Costumes Pauline Kieffer
Collaboration à la mise en scène Noémie Rosenblatt
Régie lumières et son Zélie Champeau, en alternance avec Fanny Bruschi
Construction Anthony Latuner et l’Atelier du TJP
Régie son TJP Eric Fabacher
Entraînement physique Léonore ZürfluhProduction La Compagnie Lucie Warrant ; Artenréel#1
Coproduction TJP CDN Strasbourg – Grand Est ; Espace 110 – Illzach ; Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy-Lorraine ; Espace Bernard Marie Koltès – Metz
Avec le soutien du TAPS – Strasbourg, de la DRAC Grand Est, de la Région Grand Est et de la Ville de Strasbourg
Avec le mécénat du Cabinet Abraham AvocatsDurée : 1h30
À partir de 12 ansTJP CDN Strasbourg – Grand Est
du 11 au 16 janvier 2025Théâtre de la Manufacture, CDN Nancy-Lorraine
du 11 au 13 septembreComédie de Colmar, Centre Dramatique National Grand Est
les 14 et 15 octobre
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