Au TNP, François Hien interroge avec finesse les enjeux liés à une opération de rénovation urbaine, où, aux confins du psychologique, du politique et du social, le manichéisme n’a pas sa place.
Pendant plus de deux ans et demi, François Hien est allé, comme il en a l’habitude, au contact du réel, sur le terrain, dans le quartier lyonnais, et sensible, de La Duchère en pleine opération de rénovation urbaine. Au cours de cette résidence, qui visait à accompagner le relogement des habitants de deux barres d’immeubles promises à la démolition, il a interrogé, en compagnie d’autres membres du Collectif X – Clémentine Desgranges, Kathleen Dol et Jérôme Cochet –, des résidents, des acteurs du projet – conseillers en relogement, techniciens, élus – et s’est nourri de débats théâtralisés organisés dans différentes structures du quartier. A partir de ces paroles, il a imaginé et tricoté L’Affaire Correra, un feuilleton en cinq épisodes, et un épilogue, que le collectif a donné, au fil du temps et au compte-gouttes, dans, ou à proximité, de multiples lieux de sociabilité – mosquée, église, groupes du centre social, maison de retraite, école primaire… – pour toucher le plus d’habitants possible, et qu’il livre, in extenso, aujourd’hui au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, dont l’auteur est le nouvel artiste associé.
Sous sa plume, La Duchère est devenue La Perruche. Sa mauvaise réputation en bandoulière, le quartier fait, depuis plusieurs années, l’objet d’une opération de rénovation urbaine portée par le maire de la ville. Cette fois, c’est au tour de la zone de La Providence. Un temps plutôt tranquille, elle fait désormais pâle figure en regard des fragments déjà réhabilités. Surtout, ses deux barres font tâche dans un paysage où les immeubles basse consommation, « à taille humaine », ont fleuri et où « les modes de déplacement doux » ont aujourd’hui la cote. Pour permettre leur démolition, deux conseillers en relogement ont été mandatés afin de s’occuper des familles qui vivent là. De porte en porte, ils traînent leurs propositions, et essaient de trouver des appartements en adéquation avec les désidératas des uns et des autres : dans le quartier, éloigné du quartier, avec deux pièces, trois pièces, quatre pièces… Mais, quand vient le tour de Madame Correra, les choses se corsent. À 70 ans, cette veuve vit dans un quatre-pièces, devenu un « musée des absents » depuis le départ de ses enfants et la mort de son mari. Et elle n’en démord pas : elle veut un autre quatre-pièces, bien situé, lumineux, et n’entend pas déménager dans le premier logement venu. Sauf que le bailleur social ne peut satisfaire sa demande, arguant qu’un tel loyer excéderait le plafond de 33% de sa maigre retraite. Malmenée, la femme décide alors de se retrancher dans son appartement, quitte à y mourir en même temps que la barre.
Empreinte de réel, cette histoire imaginée par François Hien en restitue la complexité, et ne verse jamais dans le manichéisme. Chez lui, il n’existe pas de David et de Goliath, de gentils et de méchants ; simplement des individus et des entités aux intérêts divergents, qui ne parviennent pas toujours à communiquer, à s’écouter, à se comprendre. Les deux conseillers en relogement sont plus maladroits que machiavéliques, les élus convaincus du bien-fondé de leur démarche, et les habitants, eux, ne veulent pas voir leur lieu de vie s’écrouler, en même temps qu’une bonne partie de leur passé. Ce maelström, à la lisière entre le psychologique, le politique et le social, l’auteur parvient à en embrasser toutes les facettes, à décrire toutes les influences où les individus se trouvent enserrés. A cet effet, il fait d’ailleurs intervenir l’ensemble des « parties prenantes » du projet pour montrer que tout se joue dans un billard à plusieurs bandes.
Dans cette Affaire Correra, l’enfer semble plus que jamais pavé de bonnes intentions, et François Hien soulève, avec doigté, dans un mélange de délicatesse et d’humour tendre dont il a le secret, nombre des questions posées, souvent en creux, par de telles opérations de rénovation urbaine. Oui, elles servent à lutter contre le « communautarisme », mais, dans le mot « communautarisme », il y a aussi le mot « communauté » au sein de laquelle on peut se sentir protégé, compris, reconnu ; oui, elles visent à promouvoir la mixité sociale, mais celle-ci peut se faire à marche forcée et dans une grande illusion ; oui, elles peuvent permettre aux habitants de prendre un nouveau départ, dans des conditions matérielles plus confortables, mais ils n’y sont parfois pas prêts, peuvent ressentir de la détresse, et avoir l’envie farouche de tenir la dragée haute à ceux qui les contraignent, qui veulent faire voler en éclats une partie de leur vie, et de leurs souvenirs.
Au plateau, c’est dans le plus simple appareil que le spectacle se construit, avec une scène quasiment vide, quelques chaises, une table, et une penderie bien garnie où sont accrochés des vêtements qui servent à s’y retrouver dans les personnages – l’écharpe pour le maire, le pull jaune poussin pour le conseiller en relogement, le petit sac à main pour Madame Lopez, le chandail un peu défraîchi pour Madame Correra. Car ils sont quatre, et seulement quatre, pour incarner, faire apparaître, et dialoguer, une ribambelle d’individus qui, tous, ont maille à partir avec cette affaire. Chacun à leur endroit, Jérôme Cochet, Clémentine Desgranges, Kathleen Dol et François Hien ont la finesse de ne jamais en faire trop, de ne jamais singer, de se servir du texte plutôt que des mimiques pour faire émerger et s’enchevêtrer les enjeux dont ils sont les dépositaires. Ceux qui symbolisent la vie d’un quartier, mais aussi les existences de plusieurs centaines d’habitants, à qui le mépris, même enrobé dans un sourire, ne peut pas convenir.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Affaire Correra
Feuilleton théâtral sur le relogement de François Hien
Mise en scène Collectif X
Enquête, mise en scène et jeu Jérôme Cochet, Clémentine Desgranges, Kathleen Dol, François Hien
Scénographie Charles Boinot, Jérôme Cochet
Lumière Charles Boinot, Benoit Bregeault
Costumes Sigolène PéteyProduction Collectif X
Avec le soutien du CGET, de la Ville de Lyon, de Grand Lyon Habitat, de la Mission Duchère, du Centre social de la Sauvegarde
Le Collectif X reçoit le soutien du Département de la Loire et de la Ville de Saint-Étienne.Durée : 1h50
TNP Villeurbanne
du 6 au 15 avril 2022
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