Avec La Solitude des mues, Naéma Boudoumi et Arnaud Dupont explorent les métamorphoses qui nous traversent à chaque âge de la vie, à travers une esthétique s’inspirant du Japon qui oscille entre mignonnette et inquiétante étrangeté. Promettant un engagement chorégraphique trop peu présent, la proposition peine cependant à remplir ses aspirations oniriques et sensibles.
C’est une poupée rose bonbon qui nous accueille sur la scène du théâtre de la Tempête, robe bouffante, nœuds dans les cheveux et petits coeurs sur la joue. Kiki est une véritable Kawaï, passionnée de pop culture japonaise. C’est pourtant en Madone drapée de noir que la princesse va se transformer, au cours d’une lente descente dans les abîmes de l’adolescence.
Après Daddy Papillon, la folie de l’exil, Naéma Boudoumi est de retour à la Tempête en coécriture avec Arnaud Dupont, également dans le rôle du père avec qui Kiki vit seule. À travers des fragments du quotidien, le spectateur rencontre cette famille monoparentale qui se comprend de moins en moins et où chacun évolue dans son univers, matérialisés par deux cubes métalliques qui symbolisent les deux chambres respectives dans cette maison continuellement en travaux. Kiki, elle, est très absorbée par sa passion. Avec sa copine Pastèque, elle se filme, reprenant des tubes de la pop japonaise, collectionne les habits pastel, joue avec son apparence, endroit d’émancipation et d’exploration, avec un seul mot d’ordre : il faut que ce soit mignon. Le père, lui, qui peine à joindre les deux bouts, tente maladroitement de maintenir un lien avec sa fille tandis qu’au-dessus d’eux plane le silence pesant du décès mystérieux de la mère, sujet douloureux et tabou.
L’univers numérique, très présent dans la vie de Kiki est exploré à travers différentes séquences vidéo-projetées : un clip filmé par les deux copines, la course aux likes et aux commentaires, les appels vidéos avec son petit ami… et bientôt les jalousies adolescentes, les insultes, les menaces qui deviennent progressivement cyberharcèlement, avec ses conséquences tragiques, jusqu’à l’auto-mutilation.
Tandis que Kiki s’enfonce lentement dans les affres de la virtualité toxique, le père fait la rencontre d’une étrange créature dans la forêt. Alors que l’adolescente va peu à peu se renfermer sur elle-même, se déscolariser et ne vivre qu’à travers ses écrans, le père, démuni et désemparé s’adonne à d’étranges rituels en présence de cet être hybride, inspiré des Yôkai, ces créatures surnaturelles présentes dans le folklore japonais. Sensuelle et fantomatique, incarnation de ses fantasmes enfouis, la bête symbolise tout autant la fuite dans le déni d’un père qui peine à affronter la réalité du décès de sa femme. Ainsi, chacun abrité derrière ses écrans de fumées, les métamorphoses se réalisent dans la solitude et le silence.
Si la metteuse en scène aspire avec La Solitude des mues à faire se rencontrer au plateau “le texte et le mouvement chorégraphique”, la synergie n’opère malheureusement que par touches trop peu nombreuses. Si la volonté onirique est clairement palpable à travers la présence de la créature, le travail plastique autour de l’enchevêtrement de tissus qui la recouvre, les jeux de clairs-obscurs permanents ou encore l’intensité musicale qui instaure progressivement une couleur inquiétante au fur et à mesure que la menace se fait présente, l’engagement des corps se fait bien tardif – concernant essentiellement l’acrobate et performeuse Elise Bjerkelund Reine – et s’il propose de beaux moments mêlant contorsion et équilibre, notamment lorsque la bête rencontre l’adolescente, ils impactent peu le récit.
Un manque d’engagement esthétique et corporel qui va jusqu’à aplanir également le discours porté. Ainsi, les inquiétudes profondes qui habitent cette génération adolescente sont peu visibles. Les conséquences funestes et bien réelles du cyberharcèlement ne se déploient ici que sous l’égide des “bad buzz”, des jalousies entre copines ou de l’emprise amoureuse. En ne laissant pas la place suffisante à cette jeunesse pour exprimer l’étendue de ses questionnements, de ses doutes, ses aspirations et ses rêves (au-delà de celui de collectionner le plus de collants nuages) elle paraît donc superficielle, creuse. Là où La Solitude des mues aurait pu prendre des reliefs à la Lewis Caroll version japonisant, entre inquiétante étrangeté et récit d’apprentissage, elle se contente d’effleurer les raisons intimes de ces basculements qui s’opèrent en silence dans les trajectoires de vies.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
La Solitude des mues
Texte Naéma Boudoumi et Arnaud Dupont
Mise en scène Naéma Boudoumi
Compagnie Ginko – Le Bureau des fillesMouvement chorégraphique Anna Rodriguez
Création costumes Sarah Topalian
Scénographie Delphine Ciavaldini
Création vidéo Luc Battiston
Création lumière Charlotte Gaudelus
Création sonore Thomas Barlatier
Avec Shannen Athiaro-Vidal, Elise Bjerkelund Reine, Arnaud Dupont, Clara Paute, Victor Calcine
et à l’image Lucas Garzo
Production Cie Ginko
Administration Véronique Felenbok et Ondine Buvat pour Le Bureau des filles
Diffusion Marie LeroyJusqu’au 11 février 2024 au Théâtre de la Tempête à Paris
Du mardi au samedi à 20h30 et le dimanche à 16h30
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