Lionel González plonge puissamment dans le désordre intérieur et émotionnel du protagoniste de La Douce, une nouvelle de Dostoïevski dont il livre une adaptation désarmante de vérité mais un peu déséquilibrée.
Au cœur du propos, une femme profondément aimée vient de se suicider par défenestration. Démuni, l’homme qui partageait sa vie, raconte, à lui-même comme à qui veut l’entendre, en rassemblant ses pensées éparses, ressassant ses souvenirs, de leur première rencontre, lorsqu’elle est apparue dans sa boutique de prêteur sur gages pour vendre un camé qu’il a acheté par gentillesse car ayant aussitôt perçu le besoin dans lequel elle se trouvait, jusqu’aux inévitables tensions qui sont nées et se sont durablement installées entre eux. Tandis que beaucoup d’interrogations persistent, il tente de comprendre le geste fatal, inexpliqué, et se confronte à la déliquescence de leur relation sentimentale destructrice.
C’est au sous-sol du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis que l’on vu la pièce. Le spectateur y pénètre comme convié dans l’antre peu avenante du locuteur. Aristocrate de naissance, il a vécu lui aussi des tragédies, a souffert de l’exclusion, d’une marginalisation plus ou moins volontaire. Il se présente sans fard, dit vouloir livrer à la fois tout ce qu’il y a de beau et de sale en lui. Allure désinvolte, corps peu apprêté, esprit bien échaudé, torturé même, il incarne une figure emblématique de la littérature dostoïevskienne : l’homme du souterrain. Son environnement quotidien se résume à un mobilier spartiate, un plafond bas et des pans de murs défraîchis comme peints à la chaux, éclairés par une lumière blafarde. Dans ce cadre un peu miteux et inhospitalier, son humeur oscille entre légèreté et gravité, profondeur et dérision. Portés avec un calme, une grande douceur, mais aussi une certaine drôlerie, une certaine folie, ses silences comme ses mots pèsent et transpirent de toute la solitude et le désarroi qui s’abattent sur lui.
Sa sensation d’être face à un grand vide se voit combler par deux présences intrigantes : celle d’un musicien, Thibault Perriard, dont le trouble univers sonore se réalise à partir de multiples instruments et de matériaux de récupération, celle d’une femme, énigmatique Jeanne Candel, se livrant à des rituels variablement saisissables tels que récurer le sol gorgé de sang, sans doute celui répandu de la suicidée, faire la cuisine, s’adonner à des ablutions, à des dévotions. On relève une dimension religieuse, plus exactement christique, dans certains de ses agissements pourtant non dénués de prosaïsme ; cela fait écho au caractère éminemment spirituelle de l’œuvre de Dostoïevski qui met en scène des figures de martyrs cherchant désespérément leur salut.
Ces trois présences aux langages singuliers cohabitent davantage qu’ils ne se rencontrent et communiquent vraiment au plateau. C’est une des limites de la version proposée. Les mots prennent beaucoup de place. L’homme parle. Pour exister et la faire exister. L’esprit et le verbe bouillonnent d’une manière quasi compulsive, maladive, dans l’interprétation véhémente, emportée mais pas exagérément exaltée de l’acteur Lionel González. Celui-ci ne cherche justement pas à s’illustrer dans une performance démonstrative mais reste toujours au service de la vérité et de l’humanité du personnage qu’il incarne.
Au cours de son long monologue proliférant, il atteint des sommets vertigineux et traverse aussi des moments plus latents. Ses denses et arides divagations rappellent parfois celles d’un Thomas Bernhard. Saisissante et suffocante, cette nuit blanche éprouve, laisse comme assailli par la douleur humaine.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr (vu au TGP de Saint-Denis)
La nuit sera blanche d’après La Douce de Fédor Dostoïevski
Direction artistique Lionel GonzálezCONCEPTION ET JEU Jeanne Candel, Lionel González, Thibault Perriard
SCÉNOGRAPHIE Lisa Navarro
LUMIÈRE Fabrice Ollivier
COSTUMES Élisabeth Cerqueira
COLLABORATION ARTISTIQUE Chloé GiraudRemerciements Pierre Devérines et Marion Bois.
Production Le Balagan’ retrouvé ; Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis.Projet soutenu par le ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France.
Une première version du spectacle a été présentée en septembre 2017 dans le cadre d’Un Festival à Villerville.
durée : 2h
Théâtre de l’Aquarium
du 18 au 25 janvier 2024
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