Dans leur écrin de toujours qu’est l’abbaye des Prémontrés à Pont-à-Mousson, les Rencontres internationales de la Mousson d’été ont fêté leur 30e année du 22 au 28 août 2024. L’anniversaire de cet événement unique doit une grande part de sa réussite aux textes nordiques qui y furent célébrés. Rebelles aux conventions théâtrales autant que sociales, la Norvégienne Monica Isakstuen, la Suédoise Sara Stridsberg et la Hollandaise Magne van den Berg font souffler un puissant vent d’audace sur le paysage dramatique.
Le cadre de la Mousson d’été, son élégante abbaye des Prémontrés de Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle), à presque égale distance entre Metz et Nancy, offre à ce festival une identité qui survit au passage du temps. Entre les murs du solide bâtiment du XVIIIe siècle, où un hôtel 3 étoiles cohabite maintenant avec une programmation culturelle, ces rencontres théâtrales internationales ont su préserver depuis 1995 leurs singularités multiples, à commencer par la centralité des écritures théâtrales. À une époque où prime souvent le geste de mise en scène, le comité de lecture de la Mousson qui œuvre à l’année ne fléchit pas dans sa défense du texte comme l’un des grands cœurs battants du théâtre. C’est ainsi la sélection de pièces mises en espace en seulement cinq services de répétition par un groupe de comédiens et différents metteurs en scène qui fait la couleur, l’énergie particulière de chaque édition de ce festival, par ailleurs organisé aujourd’hui dans ses grandes lignes de la même façon qu’hier.
Cette année, la Mousson fut portée par des écritures venues du Nord, les plus fortes qui furent proposées pendant ces quelques jours séparant l’été de la rentrée à un public constitué, pour une large partie, par la petite centaine d’élèves de l’Université d’été. Cette dernière est une autre des belles originalités du festival, où la pensée sur le geste théâtral se forme et se formule à l’endroit du geste lui-même, dans un quotidien à la fois coupé du monde et relié à lui par les pièces et la venue de leurs auteurs et traducteurs. Respectivement norvégienne, suédoise et hollandaise, les autrices Monica Isakstuen, Sara Stridsberg et Magne van den Berg ont marqué le 30e anniversaire de la Mousson. Chacune à leur manière, elles bousculent avec audace les codes théâtraux autant que sociaux.
Un vent de liberté venu du Nord
En invitant ces trois autrices nordiques, la directrice de la Mousson d’été Véronique Bellegarde et son équipe mettent en avant leur travail d’accompagnement sur la durée de certaines écritures. Ce n’est guère la première fois en effet que les pièces de Monica Isakstuen, Sara Stridsberg et Magne van den Berg sont lues dans l’abbaye des Prémontrés. Elles en sont depuis quelques années des figures connues, de même que la traductrice des deux premières, Marianne Ségol-Samoy, également traductrice du Norvégien Jon Fosse, prix Nobel de littérature 2023, dont la dernière pièce Ces yeux a ouvert le festival sous la forme d’une lecture dirigée par Véronique Bellegarde et captée pour France Culture par Laurence Courtois. La Mousson d’été, signifie ce choix d’introduction, n’est pas seulement le lieu de la découverte de voix encore peu ou pas présentes dans l’espace théâtral français : c’est aussi un espace où les célébrités, où les monuments ont lieu d’être. Leur présence aux côtés d’écritures moins établies chez nous dessine des paysages riches et contrastés, au sein desquels on peut distinguer autant de familles que d’individualités.
Loin de faire de l’ombre aux deux autres textes scandinaves de l’édition, le poème théâtral de Jon Fosse, peuplé comme toutes ses autres pièces de voix qui d’après Lancelot Hamelin dans Jon Fosse, Woodoo child (Quartett) « naissent du silence et qu’il faut écouter », en a souligné les reliefs spécifiques. Selon Marianne Ségol-Samoy, s’il faut éviter de toujours comparer les écritures scandinaves contemporaines à l’auteur de Ces yeux, de nombreuses autres pièces – dont la très brève Là-bas aussi mise en espace cette année à la Mousson – et de romans, son influence n’est pas à négliger. « En Suède, et plus encore en Norvège, où la très grande majorité des textes de théâtre sont le fruit de commandes d’écriture, il me semble que Jon Fosse a ouvert la voie à des écritures libérées des injonctions très fortes à traiter tel ou tel sujet. Le minimalisme de son écriture et sa poétique de la langue ont favorisé le développement d’autres œuvres très fortes et originales », assure la traductrice qui mène de longue date un travail de défense des écritures scandinaves qui l’intéressent. Celles qui disent beaucoup avec peu.
L’art de l’épure
Monica Isakstuen, dont Et au-delà rien n’est sûr est la quatrième pièce lue à la Mousson, est engagée dans une recherche formelle qui fait d’elle une personnalité majeure de l’événement. À l’aide d’une langue minimaliste travaillant le sous-texte, l’autrice continue de creuser la complexité des relations humaines dans son dernier texte qui offre à quatre des excellentes comédiennes de cette Mousson une partition chorale des plus atypiques. Les actrices qui succèdent à Julie Pilod – l’une des habituées de la Mousson, tout comme Marie-Sohna Condé, Eric Berger, Alexianne Torres, Charlie Nelson ou encore Philippe Thibault, dont la longévité tient aussi aux fidélités qu’elle suscite – incarnent en effet une variation de la protagoniste centrale, nommée « La première que je peux être ». Face au « Père de l’enfant » joué par Sébastien Éveno, quatre versions de cette femme se suivent pour chercher une explication à leur propre disparition, à leur abandon du rôle de mère. Et au-delà rien n’est sûr est un spécimen d’œuvre métathéâtrale particulièrement réussie parce que ludique et habile à marier exploration de la forme et du réel.
Bien que Hollandaise, Magne van den Berg, dont Dans le lit de mon père (circonstances obligent) est le troisième texte lu à la Mousson, fait preuve d’une force dramaturgique assez proche de celle que déploient Monica Isakstuen et bon nombre d’autres auteurs scandinaves – on peut penser à Tarjei Vesaas, Lars Norén ou encore Fredrik Brattberg. Elle aussi très économe en matière de mots, qu’elle manie de façon à atteindre « les douleurs qui nous habitent tous, sans négliger le rire », cette autrice s’intéresse ici à la relation père-fille. Composée de vingt-huit conversations téléphoniques, dont les silences disent davantage que les phrases très courtes, cette pièce dirigée avec toute la subtilité requise par David Lescot, et portée par Gilles Gaston-Dreyfus et Noémie Moncel, a tout pour susciter chez des metteurs en scène l’intérêt rencontré à la Mousson par les deux pièces précédentes de l’autrice. Privés de feuilles les arbres ne bruissent pas fut en effet monté en 2021 par Pascale Henry, enseignante de longue date à l’Université d’été et Long développement d’un bref entretien en juin 2024 par Carole Thibaut, invitée cette année à la Mousson d’été. Preuve que les écritures qui circulent dans l’abbaye ont vocation à en sortir, à poursuivre leur vie à l’extérieur.
Des écritures par-delà la mort
De loin la plus connue en France du noyau nordique de ce cru 2024, Sara Stridsberg y amenait avec Vertigo le souffle de révolte qu’elle entretient depuis ses débuts dans son œuvre déjà vaste. Placée entre les mains d’Aurélie Van Den Daele, directrice du Théâtre de l’Union – CDN de Limoges, cette pièce mobilise divers motifs récurrents d’une écriture représentée à plusieurs reprises aux Prémontrés : la révolte des femmes, la marge, la difficulté des rapports mère-fille… Centrée sur la narration très fragmentaire d’une morte, découpée en morceaux par un homme et visitée par des fantômes et des bribes de son passé, Vertigo fut l’un des moments forts de l’édition. Traduite pour l’occasion à la demande de la Mousson, cette pièce a pu y faire l’épreuve de sa théâtralité. Chez Sara Stridsberg aussi, audace formelle et poétique sont les moteurs principaux d’une plongée dans les ombres de l’humain, mais aussi dans ses lumières. « J’écris toujours sur des personnes qui veulent toucher les étoiles et qui tombent dans la nuit, sans perdre toutefois toute leur clarté. Il est important pour moi de tenir ces êtres par la main, de regarder vers leur lumière, aussi faible et vacillante soit-elle », nous livre-t-elle.
La mort s’est aussi manifestée à la Mousson dans Rest/e d’Azilys Tanneau, d’une tout autre façon : par l’intelligence artificielle comme moyen d’y échapper. La pièce, mise en espace par Cédric Orain, présente une construction habile qui donne envie de suivre le parcours de cette toute jeune autrice française. Sa fiction familiale revisitée par les nouvelles technologies – une entreprise y propose aux familles endeuillées la restitution de leurs disparus – aurait toutefois gagné à être portée par une forme davantage hors norme, plus à distance des chemins déjà largement empruntés du mélo familial. Absente ou en second plan dans les écritures nordiques évoquées plus tôt, cette attirance pour des sujets jugés encore peu traités au théâtre – parfois à tort – est évidente chez beaucoup des neuf autres auteurs de l’édition, parmi lesquels sept Français. Hélas, la timidité dans l’invention d’esthétiques surprenantes, capables d’interroger profondément les sujets en question, autant que le médium théâtral lui-même, est elle aussi assez récurrente.
Une révolution et des tentatives
Le rapport à la Nature et à l’environnement fut avec les nouvelles technologies – elles sont aussi au cœur de Nations-Unies de l’Autrichien Clemens Setz, où les conséquences de l’économie d’Internet sont encore montrées à travers un drame familial de facture plutôt classique – l’une des grandes préoccupations charriées par cette édition. Comme chez le Québécois Steve Gagnon, qui moussonnait déjà l’an dernier avec l’excellent Fendre les lacs où il nous menait en marge de presque tout, parmi une poignée d’hommes et de femmes dont l’isolement et le mal-être se disaient par une langue rugueuse, nourrie d’un imaginaire radicalement éloigné du nôtre et très étrangement attirant. On retrouve ce charme troublant dans Genèse d’une révolution sans mort ni sacrifice, mis cette année en ondes pour France Culture par Laurence Courtois. L’auteur y confirme sa capacité à déplier des poétiques de caractère, et prouve son talent à le faire avec des outils très différents. Ici, trois voix anonymes prennent en charge l’histoire d’une femme dont la révolte se mue en une révolution très intime et concrète : elle quitte avec son fils la ville pour une vallée, où elle apprend à observer et vivre le monde autrement, plus en profondeur. Onirique autant qu’organique, la langue épouse son sujet et lui donne une vie qui sait accueillir son spectateur.
Cette capacité d’un texte à donner une place à celui qui vient l’écouter et le voir prendre forme n’a pas toujours été au rendez-vous. Les écrits qui y parviennent, ou tendent vers cette direction, sont d’autant plus remarquables, surtout lorsqu’ils sont le fait d’auteurs très jeunes, que la Mousson a eu à cœur de célébrer cette année. On peut ainsi citer Loin de la boue où l’on s’endort de Gaëlle Axelbrun, où les voix de trois enfants décrivent par une suite d’images pleines de trous un monde de tristesse, de douleur et de joie élégamment entremêlées. On retient aussi la personnalité de Claire Tipy, dont le texte Des pintades et des manguiers témoigne de sa relation au Burkina Faso, où elle s’est engagée pour une meilleure représentativité des histoires et narrations de la région. Fiction familiale sur trois générations, dont les dernières sont bousculées par le changement climatique, cette pièce est, du fait de son sujet, tout à fait inattendue de la part d’une autrice française. La forme est moins insolite. Certaines révolutions prennent du temps, et il est précieux qu’elles puissent en déposer les premiers gestes en un lieu tel que la Mousson, dont l’une des grandes et rares qualités est de privilégier la tentative et l’expérience sur le résultat.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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