Le comédien Nicolas Bouchaud reprend La Loi du marcheur, spectacle créé en 2010, passionnant par son intelligence et sa sensibilité, et monté d’après des entretiens donnés par le critique de cinéma Serge Daney à Régis Debray.
Lorsque l’on rencontre Nicolas Bouchaud, il est dans la dernière ligne droite de la Comédie itinérante, ces tournées en décentralisation dans les petites villes et villages d’Ardèche et de Drôme impulsées par la Comédie de Valence. La veille, il a joué La Loi du marcheur, adaptation au plateau d’extraits d’Itinéraire d’un ciné-fils, à Lussas, village connu pour ses nombreuses activités autour du cinéma documentaire (festival, plateforme de Svod Tënk, Master en réalisation et production de films, etc.). Si la parole du critique, ancien des Cahiers du cinéma et de Libération, cofondateur de la revue Trafic Serge Daney résonne particulièrement sur ce territoire, elle confirme plus largement autant l’acuité de Daney (décédé en 1992 des suites du sida), de sa parole, de son regard, que la permanence de la puissance du spectacle qu’en a tiré Nicolas Bouchaud avec ses comparses Eric Didry et Véronique Timsit. Depuis sa création en 2010, La Loi du marcheur (qui, en étant le premier spectacle impulsé par Nicolas Bouchaud et porté par lui seul en scène, a depuis été suivi d’autres) invite par la voix de Daney à un dialogue toujours aussi stimulant avec les films et plus largement les œuvres : ce qu’elles nous font, comment elles cheminent en nous individuellement comme collectivement. Rencontre avec Nicolas Bouchaud.
Vous reprenez cette saison deux spectacles parmi ceux que vous avez créé et porté seul en scène : Maîtres anciens d’après Thomas Bernhard et La Loi du marcheur. Comment appréhendez-vous ces reprises ?
Ce sont un peu des spectacles de répertoire. D’abord, il y a le plaisir de continuer à jouer un spectacle dont on pense qu’il a une pertinence aujourd’hui. Après, comme tous les spectacles que l’on reprend, c’est beau de voir que ce n’est pas forcément le spectacle qui change, mais le temps dans lequel il est repris. Il y a une porosité avec l’époque et des choses sont entendues différemment, le sens du spectacle peut bouger selon la période. En tant qu’acteur, je ne mets pas toujours l’accent sur les mêmes choses – sans forcément en être conscient. Il n’y a qu’une chose – assez terrible – qui est un invariant dans La Loi du marcheur : au début, Daney parle du climat vichyssois de la France. Il dit cela en 1992, et depuis 2010 que je joue le spectacle des spectateurs pensent souvent qu’il n’a pas pu dire cela à cette époque. Ça fait tout le temps mouche, quel que soit l’époque, ce qui nous indique bien la permanence de ces idées et la façon dont elles se sont ancrées de façon de plus en plus profonde dans la société.
Qu’est-ce qui, pour vous, résonne différemment par rapport à 2010 ?
Je sais que dans le texte des choses sont toujours passionnantes à partager, quelle que soit l’époque, notamment ce que Daney dit sur l’acte de montrer, sur le destin des images. Mais pour cette reprise, je me suis interrogé sur ce qu’il pointe au sujet de l’envahissement des écrans. En parlant des reality shows, Daney annonce et pressent le développement de moyens de communication sociaux beaucoup plus « bigbrotherisant ». Cette question de comment on vend son expérience, on devient médiateur de sa propre histoire, nous sommes en plein dedans. L’écart entre ses propos et les pratiques contemporaines liées aux écrans est beaucoup plus important en 2023 qu’en 2018 (date de la dernière reprise du spectacle). Ces questions s’étant accentuées avec les confinements, je me suis demandé s’il ne faudrait pas qu’une pensée prenne en charge plus complètement cette question. Et en fait, pour échanger avec les spectateurs après les représentations, j’ai constaté que suffisamment de choses sont dites dans ce texte et qu’il n’est pas si daté.
Dans le propos de Daney, comme dans l’adresse se déplie ce qui pourrait être un manifeste applicable à tous les arts : de marcher sur ses deux jambes (celle populaire et celle plus savante) …
L’interview de Daney a cette vertu d’ouvrir au-delà du cinéma, c’est certain. Quand on l’a créé à Toulouse, en 2010, je me souviens que j’attendais derrière mon écran, un peu stressé, avant d’entrer en scène. Là, je me suis dit : « Voilà un spectacle qui va intéresser quatre cinéphiles. » J’étais loin d’imaginer l’impact, le nombre de représentations, de personnes rencontrées, les voyages en France et à l’étranger. Quant à cette question de l’adresse, c’est une grande affaire. Dans le travail d’acteur (de façon plus générale), travailler et réfléchir à son adresse est fondamental. Comment, à qui ça s’adresse, quelles sont les milliards de variations d’adresse au public et aux partenaires de jeu. C’est dans la précision de l’adresse que vous racontez des choses non-dites d’un texte, que des choses passent ou pas, que s’opère une transmission – d’un texte, d’idées, d’émotions. Ce mouvement est muet, c’est un travail physique, dans le rapport physique avec une salle. Grâce à La Loi du marcheur – comme grâce à Italienne, scène et orchestre de Jean-François Sivadier – j’ai compris que c’est par la façon dont on s’adresse à des spectateurs qu’ils font, ou pas, communauté. Il y a ce mantra que l’on entend souvent : « s’adresser à tous ». Ce n’est pas le « tous », mais le « s’adresser » qui est important, c’est l’adresse qui constitue le « tous ». C’est, d’ailleurs, comme cela que Daney définit son rôle de critique : une ferveur (un public) se crée dans le contact avec une œuvre. Le public ne peut pas préexister à une proposition artistique, il est constitué par l’œuvre. C’est, également, le premier spectacle avec lequel j’ai compris qu’il y a autant d’écoutes que de spectateurs. Ça veut dire que vous travaillez avec des rythmes en face de vous totalement différents. Transmettre un texte n’est pas transmettre une totalité du sens c’est accepter que la transmission soit mobile et partielle. Jouer, c’est jouer avec cette mobilité, savoir que vous touchez les gens à un moment, les lâchez à un autre.
Il chemine dans le spectacle un élément qui est certes une question de cinéma mais que l’on retrouve dans votre livre (Sauver le moment – éditions Actes Sud) : la question du temps, du rapport au temps, de la profondeur du temps …
J’essaie d’écrire un deuxième livre là-dessus. Il y a une phrase de Daney qui est comme un talisman pour moi : « J’étais très libéré personnellement le jour où je me suis rendu compte que ce que j’avais attendu du cinéma et ce que le cinéma m’avait donné, c’était l’invention du temps, inventer un temps à moi dans lequel je puisse vivre mais qui est aussi le temps de quelqu’un d’autre ». Il dit concrètement que l’expérience de spectateur dans la salle de cinéma permet de trouver son temps propre dans la projection, qui est aussi un temps partagé avec le film et les autres spectateurs dans la salle. Si je remplace le mot cinéma par le mot théâtre, je suis exactement à l’endroit où j’ai envie d’être sur un plateau : j’invente un temps à moi, différent du temps quotidien et je le partage avec les spectateurs et les acteurs. Si je remplace maintenant le mot théâtre par le mot existence, je trouve là une façon d’exister tout à fait pertinente qui est que jouer, faire l’acteur, c’est inventer du temps. Inventer un temps à soi dans lequel vraiment on puisse vivre.
Comment ce premier spectacle impulsé seul vous a-t-il amené à créer ensuite Un métier idéal d’après John Berger ; Le Méridien d’après Paul Celan ; Maîtres anciens d’après Thomas Bernhard et Un vivant qui passe d’après Claude Lanzmann ?
L’image que j’ai est celle de la bibliothèque. Vous avez dans votre bibliothèque des livres préférés, qui vous ont touchés, et que vous avez envie de partager avec des gens. À partir du moment où on a fait le premier spectacle sur Daney, nous avons eu envie avec Eric Didry et Véronique Timsit de continuer à proposer des auteurs, des livres, des films qui à un moment m’ont marqué, frappé, interrogé ; par lesquels j’ai eu des émotions très fortes. Il y avait le désir de partage et puis, aussi, le fait de ne jamais prendre un matériau théâtral. Partir d’une chose qui ne l’est pas et, donc, inventer du théâtre avec des textes qui ne sont pas fait pour ça. Tout ce côté bricolage, invention me plaisait également beaucoup. C’était cette chose agréable de comprendre que j’avais la possibilité de partager des choses avec des gens et qui venaient vraiment de la bibliothèque. De la maison.
Quelle constellation ces spectacles dessinent-ils ?
Je ne sais pas si c’est à moi de le dire … Après, dans des domaines et des registres très différents, ce sont cinq spectacles et artistes qui tous créent à partir de la catastrophe des camps de la Seconde guerre mondiale. La Shoah comme point de départ, pas comme point d’arrivée, les relie. Même si John Berger en est un peu plus éloigné, il s’agit quand même de la vocation d’un médecin de campagne qui se crée au cœur de la seconde guerre mondiale, ce médecin part ensuite dans les villages d’Angleterre avec l’idée d’entraide, d’aide. Et puis il y a dans ces spectacles une façon de m’exprimer – qui m’est nécessaire – qui est très différente de celle que j’ai dans les spectacles avec une troupe. Je parlais de la bibliothèque, je ne la retrouve pas avec la troupe. Après, ce sont des spectacles qui ont à peu près la même adresse, très directe, au public. La constitution de la salle, différente tous les soirs est une donnée fondamentale et je n’ai jamais l’impression d’être seul au plateau.
Comment, justement, avez-vous traversez cette tournée, qui s’inscrit dans le dispositif des tournées dans les petites villes et villages de Drôme et d’Ardèche portées par la Comédie de Valence ?
Le spectacle et sa forme sont très justes par rapport à ces tournées, il se prête bien à cela, dans cette chose simple de parole partagée. J’aime ce côté colporteur de quelqu’un qui vient et transmet une expérience sur le cinéma, parle du cinéma – ce qui peut se faire partout. Daney a dans ses écrits souvent parlé de la place du cinéma dans son enfance, mais également des liens historiques entre le cinéma et les attractions, le cirque, le music-hall, enfin le théâtre au sens large. Tous les pionniers du cinéma (Charlie Chaplin, Buster Keaton, les Marx Brothers, etc.) ont commencé sur scène. Ce sont des choses qui me renvoient à ma propre enfance. Il y avait dans ma famille un côté saltimbanque dans lequel j’ai baigné enfant – et c’est pour cela que j’ai été hyper heureux lorsque j’ai travaillé avec Igor et Lily du Cirque Dromesko : je retrouvais là quelque chose que j’avais toujours connu, le rapport était affectif. J’évoque cela car j’éprouve un peu ça dans cette tournée, le lien avec le forain. On débarque, on joue, on repart. C’est très juste par rapport à ce qu’est aussi un spectacle. Le théâtre, c’est autant la salle de l’Odéon dans le 6e arrondissement que cette tournée, où l’on change de villages tous les jours.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
La Loi du marcheur (entretien avec Serge Daney)
un projet de Nicolas Bouchaud
d’après Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils – entretiens réalisés par Régis Debray
un film de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin
mise en scène Éric Didry
avec Nicolas Bouchaud
collaboration artistique Véronique Timsit
lumière Philippe Berthomé
scénographie Elise Capdenat
son Manuel Coursin
régie générale Ronan Cahoreau-Gallier
vidéo Romain Tanguy et Quentin Vigier
stagiaires Margaux Eskenazi et Hawa Kone
production Théâtre du Rond-Point / Le Rond-Point des tournées
coproduction Théâtre National de Toulouse / Midi-Pyrénées,
Cie Italienne avec Orchestre, Festival d’Automne à Paris
En tournée reprise saison 2023-2024
Les 4 et 5 avril, Théâtre La Passerelle, Gap
Le 13 avril, L’Empreinte, Théâtre municipal de Tulle
Du 24 au 28 avril, MC93, Bobigny
Du 3 au 29 mai, Théâtre de La Bastille, Paris
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